Tu seras un homme, mon fils
Dans la jungle hollywoodienne, les adaptations live des dessins animés qui ont fait les beaux jours du studio Disney se suivent et se ressemblent. Depuis l’Alice au pays des merveilles numériquement très laid de Tim Burton, sorti en 2010, Hollywood semble bel et bien surfer sur la vague de cet effet de mode quelque peu rébarbatif. Que ce soit avec Kenneth Branagh et son Cendrillon un peu trop premier degré, les deux Blanche-Neige complètement ratés chacun dans leur registre, Joe Wright et son Pan tape-à-l’oeil ou encore une Maléfique revisitée à la sauce heroic fantasy, force est de constater qu’en termes d’adaptations en prises de vue réelles, là où Hollywood passe, la magie trépasse. L’intérêt purement commercial de ces remises au goût du jour laissait malheureusement peu de place à l’expression artistique et à une véritable modernisation des contes de notre enfance. C’est l’entreprise que tente de mener aujourd’hui Jon Favreau, pourtant plus faiseur qu’auteur, en se frottant (sans se piquer) à l’indomptable Livre de la jungle.
Le réalisateur des deux premiers Iron Man et du blockbusterCowboys et Envahisseurs nous offre en effet une adaptation très particulière des aventures de Mowgli, célèbre « petit d’homme » élevé dans la jungle par des loups et pourchassé par l’affreux tigre Shere Khan. Dans une volonté de toucher un plus grand public, Jon Favreau conserve deux chansons du Disney d’origine (Il en faut peu pour être heureux et Etre un homme comme vous) mais s’éloigne considérablement de la légèreté inhérente au dessin animé. Là où le film d’animation apparaissait plutôt comme une succession de morceaux musicaux entraînants, l’adaptation de Jon Favreau se rapproche davantage de la noirceur du conte de Rudyard Kipling, où la cruauté des hommes est bien plus prégnante. Présentés comme des dangers pour la faune et la flore car ils détiennent la « fleur rouge », les êtres humains en prennent pour leur grade, ce qui permet au film de délivrer un discours écologique sous-jacent, tout en réaffirmant en fin de film, dans une scène sublime, que la nature est bien assez robuste pour reprendre ses droits après l’intrusion de l’homme sur son terrain.
Plus précisément, c’est la présence de Mowgli dans la jungle qui est présentée comme problématique : tandis que Bagheera lui interdit formellement d’user de ses « astuces » d’humain et l’encourage à se comporter comme un animal – interrogeant ainsi l’identité et la véritable essence du garçon -, Shere Khan, lui, cherche par tous les moyens à mettre la patte sur le petit d’homme, pour se venger d’une blessure passée infligée par l’un des siens. De ce point de vue, cette version sombre donne lieu à des scènes d’une certaine violence et à une ambiance inquiétante voire sinistre. Vendu comme un film familial, Le Livre de la jungle n’est pourtant pas à conseiller aux très jeunes enfants, tant il exploite à plein son potentiel ténébreux et cauchemardesque, accentué par le grand spectacle qu’il nous donne à voir. Extrêmement bien exécuté dans sa mise en scène, le film fait preuve d’une puissance effective dans ses scènes d’action et d’une certaine facilité à créer le frisson. L’émerveillement visuel est donc au rendez-vous, grâce à une maîtrise des effets numériques qui viennent créer sous nos yeux des animaux plus vrais que nature.
La reconstitution de cet écosystème extrêmement diversifié qu’est la jungle est en effet parfaitement réussie. Dans la séquence de la Trêve de l’Eau notamment, tous les animaux se retrouvent le temps de partager un breuvage rafraîchissant. La caméra parcourt alors un environnement jonché de rhinocéros, antilopes, paons, porc-épics et autres petits rongeurs sautillants, parade spectaculaire nous plongeant ainsi dans un univers peu commun. Pour ce qui est des personnages principaux, la technique de la motion capture – qui consiste à enregistrer les mouvements de réels animaux pour les recréer ensuite sur ordinateur – fait amplement son effet, reproduisant à merveille les mimiques et démarches des mammifères qui s’animent à l’écran. Outre la majestuosité des éléphants, l’élégance des loups et la magnificence de Bagheera, le film réussit également à doter les animaux de caractéristiques frappantes : on aura rarement vu un Baloo aussi oisif (véritable source d’humour du film), un Shere Khan à ce point hargneux et effrayant et un Roi Louie si impressionnant, tant par sa taille que par les traits de son visage. Aidés par un doublage efficace, que ce soit en VO avec les voix de Bill Murray, Christopher Walken, Idris Elba et Scarlett Johansson ou en VF avec les performances notables de Lambert Wilson et Eddy Mitchell, les animaux numériques sont donc parfaitement incarnés à l’image.
De cette façon, le film réussit haut la main le pari quasi-impossible déjà relevé par certains films d’animation, qui est de savoir créer l’émotion à travers des êtres qui ne sont pas faits de chair et d’os. En revanche, si les animaux parviennent littéralement à prendre vie sous nos yeux, le jeune Neel Sethi, qui tient le rôle de Mowgli, a bien du mal à exister face à ces mastodontes numériques. Dans un décor entièrement créé de façon artificielle, le seul être humain du film éprouve des difficultés à trouver sa place. Certaines scènes, et notamment celle où Mowgli, poursuivi par Shere Khan, court dans les hautes herbes, laissent très peu d’espace au corps du jeune garçon, l’enfermant dans des effets spéciaux parfois trop apparents et créant ainsi une cohabitation assez disgracieuse. Difficile aussi pour ce jeune acteur inexpérimenté de réussir à exprimer la peur, la surprise ou la colère face à un vulgaire fond vert, où aucun être humain n’est présent pour lui donner la réplique. Dans cette jungle numérique, le seul être de chair s’avère donc totalement désincarné et vide d’expression, ce qui fait considérablement obstacle à l’empathie et à l’attachement que le spectateur pourrait éprouver à son égard.
Le film interroge ici la notion de prise de vue réelles : il n’a de réel que le corps du garçonnet se mouvant dans une jungle d’effets spéciaux, mais se détache tout de même du dessin traditionnel, qui paraît moins crédible que l’effet de réalité créé par le numérique. Le Livre de la jungle parvient ainsi à créer une magie nouvelle tout en apportant fraîcheur et modernité au dessin animé d’origine. Avec son propos sur le passage à l’âge adulte et la quête d’identité, le film sait en plus se montrer sincère dans ses intentions. A travers son ouverture et son générique de fin, Jon Favreau s’adresse directement à notre âme d’enfant et nous confirme sa volonté de donner vie aux personnages du conte de Kipling, qui sortent littéralement des pages de papier pour exister dans une réalité visuelle plus proche de la nôtre. Par son exploration du numérique inégale mais tout de même impressionnante et sa transposition particulièrement adulte du film d’animation, Le Livre de la jungle se révèle être, bien que loin d’atteindre la perfection, l’adaptation live d’un dessin animé Disney la plus intéressante à ce jour.
Emilie Bochard
Réalisé par Jon Favreau
Avec Neel Sethi et les voix de Ben Kingsley, Idris Elba, Bill Murray
Aventure, Etats-Unis, 1h46
13 avril 2016