Grandeur et décadence
Darren Aronofsky n’a jamais fait dans la dentelle. De Pi à Noé, en passant par The Fountain, The Wrestler, Requiem for a dream et Black Swan – des films à la fois puissants, indigestes, dérangeants et virtuoses -, le cinéaste américain a toujours eu un goût prononcé pour l’excès, la grandiloquence voire le grand-guignolesque. Au fil des films, son style n’a évidemment pas manqué de largement diviser les spectateurs, entre admirateurs inconditionnels et détracteurs exaspérés. Ce n’est pas avec Mother !, dans lequel il repousse une nouvelle fois les frontières du vraisemblable, qu’Aronofsky se fera une place au sein d’un cinéma grand public et consensuel.
Aronofsky l’a bien compris : plaire à tout le monde, c’est se fondre dans la masse du conformisme et se voir refuser l’accès à une reconnaissance en tant qu’auteur. Pour éviter cette catégorisation tant redoutée, le cinéaste donne de sa personne pour faire de Mother ! un objet visuel unique, audacieux et imprévisible, que nous ne sommes pas prêts de recroiser de sitôt sur nos grands écrans. Car s’il y a bien une chose dont Mother ! peut se targuer, c’est bien de ne pas être un film comme les autres. Caméra à l’épaule, Aronosfky filme au corps à corps sa nouvelle muse Jennifer Lawrence et nous fait ressentir, du point de vue de son personnage sans identité, chaque émotion, chaque sursaut, chaque épreuve. Entre classicisme du film à twist – la première séquence, pourtant un peu trop explicite, ne trouvera son sens qu’à la toute fin – et explosion de modernité dans sa seconde partie, le film nous enferme dans un huis clos claustrophobe et suffocant, rappelant la paranoïa toute polanskienne de Rosemary’s Baby ou du Locataire, avant de nous mener vers des ailleurs plus obscurs et allégoriques.
Tourné en pellicule, le film revêt un grain organique, palpable, presque charnel, qui permet au propos symbolique, imaginé par le cerveau hyperactif du cinéaste, de prendre corps sur l’écran. Derrière ses apparences de film d’horreur mental, Mother ! se dirige rapidement vers l’une des obsessions d’Aronofsky, à savoir l’acte créateur. Jusqu’où peut-on aller pour son art ? Une question qui taraude l’esprit du cinéaste, déjà traitée dans Black Swan, et qu’il explore ici avec une noirceur plus cauchemardesque encore. Tandis que le personnage de Jennifer Lawrence s’efforce de rénover son foyer, qu’elle veut transformer en véritable paradis, son mari, interprété par Javier Bardem, se perd dans les affres de la célébrité. L’écrivain commence par abuser de la gentillesse de son épouse, en invitant des inconnus dans leur humble demeure, puis cautionne sans vergogne la corruption de leur espace vital. En introduisant ses fans dans leur quotidien, en les laissant détruire les fondations de leur habitat et en leur jetant en pâture le fruit de leur amour, l’artiste finit par dévorer vivant l’objet même de son inspiration, pour combler les besoins d’un amour propre démesuré et éternellement insatisfait.
Dans cette opposition entre une femme dévouée et un homme égocentrique, Aronofsky nous livre non seulement un tableau terrifiant de la vie de couple et une vision vampirique de la création, mais aussi un propos sur l’environnement et l’état de notre planète Terre aujourd’hui. Après avoir construit les bases d’un récit plutôt rationnel, clairsemé de touches de surnaturel, d’accents bibliques et d’inquiétante étrangeté, Aronofsky entame un délire totalement assumé pour peindre les maux de notre monde actuel. Guerres, pollution, destruction, fanatisme religieux : autant de fléaux entrés par effraction chez notre Mère Nature (la mother du titre), impuissante face à l’invasion de l’Homme sur son terrain mais qui finira par exprimer toute sa colère par l’autodestruction. Dans un exercice de style décomplexé et horrifique, Aronofsky enrobe son sujet d’une grande fresque tumultueuse et déstabilisante, comme un miroir tendu à la bassesse de notre espèce.
Devant un objet si maîtrisé formellement, au(x) propos essentiel(s) pour notre société actuelle, demeurent pourtant une incompréhension, un sentiment d’inachevé. Car s’il se montre apte à construire une ambiance déroutante, à faire naître le choc par ses images et à se revendiquer comme un film novateur, Mother ! finit par se perdre dans ses intentions. Féministe ou écologiste ? Classique ou contemporain ? Subtil ou totalement pataud ? En mêlant les discours, en revêtant plusieurs formes et en multipliant les interprétations possibles, le film a peut-être le mérite d’échapper à toute étiquette mais ne parvient pas à définir clairement l’histoire qu’il veut nous raconter. Pour réellement atteindre ses objectifs et acquérir enfin la capacité d’éveiller les consciences à la violence du monde, il ne manque à Aronofsky qu’une qualité infime mais primordiale : apprendre à canaliser sa rage esthétique et à ordonner son imaginaire confus.
Peut-être le film souffre-t-il également de sa trop grande ambition, celle de vouloir verser à tout prix dans le jamais-vu, pour créer le scandale et l’admiration, et surtout pour s’éloigner d’un cinéma commercial devenu insipide. En s’affichant comme une oeuvre un peu trop hermétique et élitiste, Mother ! exploite de façon abusive ses trouvailles symboliques mais renonce à son potentiel puissamment politique et fédérateur. Noyé par son sensationnalisme, son outrance et sa radicalité, Aronofsky oublie surtout de donner de l’ampleur à ses obsessions et de nous livrer une réelle réflexion sur les idées qui le hantent. Sous ses airs de ballet chaotique et de cauchemar hypnotisant pourtant propice à l’angoisse et aux sueurs froides, Mother ! n’est finalement qu’un mauvais rêve sans incidence dont on n’aura tiré aucune leçon – qu’elle soit cinématographique, sociale ou humaine -, et qui s’évapore aisément de nos esprits une fois la lumière du jour retrouvée…
Emilie Bochard
Réalisé par Darren Aronofsky
Avec Jennifer Lawrence, Javier Bardem, Ed Harris, Michelle Pfeiffer
Thriller, Etats-Unis, 2h02
13 septembre 2017
Retrouvez également cet article sur Airsatz