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Dans la tourmente du bonheur
Aliocha a 12 ans. Il sort de l’école et rentre chez lui. Sur le chemin en lisière d’une rivière bordée d’arbres, il ramasse un ruban de signalisation blanc et rouge enfoui sous les feuilles mortes. Cette présentation du jeune garçon, après une somptueuse ouverture du film de la même forêt sous la neige, est sous tension. La musique pesante imprègne le spectateur d’un mal-être. Son mal-être. Chez lui, sa mère ne lui parle que pour donner des ordres. Son père est absent et ne lui adressera jamais la parole. Il apprend, derrière une porte close, que ses parents se battent pour sa garde. Enfin pour être plus exacte pour ne pas avoir sa garde. Aliocha ira dans un orphelinat puisqu’aucun des deux ne veut de lui. Alors que l’ouverture est centrée sur la figure de l’enfant, très vite l’histoire s’en éloigne pour montrer des adultes perdus dans la machine russe, dans cette ère postmoderne.
Persona non grata
Genia s’est mariée sans amour pour fuir une mère qui l’a élevée sans amour. Mais de son mariage avec Boris naît Aliocha. Dès lors, elle se sent piégée dans une relation qu’elle ne voulait pas, avec un enfant qu’elle hait, incapable de faire autrement, n’ayant jamais appris à aimer. Mais aujourd’hui, elle a rencontré un homme qui l’aime et qui la regarde comme elle voudrait être regardée. Boris quant à lui, se retrouve dans la même situation qu’il y a 12 ans. Sa nouvelle compagne est enceinte et va bientôt accoucher. Il lui promet ce qu’il avait promis à Genia une dizaine d’années auparavant : de l’amour, et que tout va bien se passer. De ce couple mal formé, difforme, Aliocha est la victime silencieuse qui se terre dans le mutisme pour faire payer à ses parents ce manque d’amour. Quand il disparaît, ses parents se retrouvent devant le fait accompli que ce corps qu’ils nourrissaient, ils ne le connaissent pas. Ils ne savent rien de lui, ni de ses passions, ni de ses envies, ni de ses désirs. Il était un corps gênant, en trop. Parti, il est la trace de leur incapacité d’aimer. Cet homme que Genia a trouvé, l’aime-t-elle parce qu’elle en a besoin? Ou parce qu’il l’aime? Boris en essayant de fuir son couple, n’a-t-il pas refait la même erreur?
Le film parle de la recherche de l’Amour, du Bonheur au détriment de celui d’autrui. Que ce soit Boris, Genia ou Aliocha, chacun fait souffrir les autres. Cette quête est d’autant plus dure et plus cruelle que la société qui régit ses hommes est profondément injuste. Il y a trop de règles, trop d’obligations pour y vivre sans lutter et sans détruire le passé pour construire l’avenir, un avenir. Mais ce sont les hommes, les femmes et les enfants qui sont broyés, non pas la nation. Dans une société patriarcale, la charge de la famille revient à l’homme. S’il échoue à conserver unie la famille, c’est lui qui en paye le prix fort. La femme, elle, se doit d’être exemplaire. Elle n’a pas d’avenir à proprement parler hors de son mariage et de sa place de mère. Mais la nouvelle génération, qui vit accrocher à son portable voit le monde extérieur autrement. Les pressions sont différentes. Plus perverses, moins direct. Comme le fait que Boris, pour garder son emploi, doit être marié et non divorcé, mais qu’il peut très bien ramener une femme payée pour les soirées d’entreprise pour que personne ne découvre son véritable statut matrimonial. Pour lui, le plus important est son poste qui lui permet d’avoir une vie confortable. Il doit représenter un idéal. Après Elena et Leviathan, Andreï Zviaguintsev livre une vision noire de son pays et de notre époque dans un film accompli et magnifique.
Époque assassine
Il dessine ses personnages, il les peint âcrement. Il ne les déteste pas, il a même de l’empathie pour eux. Mais il les regarde en face. Il observe comment la société a créé des gens incapables d’aimer leur enfant, enfermés dans des conventions qui les tuent peu à peu. Au final, nous ne pouvons pas parler d’une génération perdue, mais bien de deux, de trois qui glissent dans l’anonymat des villes russes. Dans l’anonymat de nos sociétés postmodernes. À travers une histoire de fugue, Andreï Zviaguintsev parle d’un mal qui ronge les êtres. Les rendant affreux. Que ce soit l’enfant triste qui ne connaît pas l’amour, car ses parents le lui refusent. Que ce soit la mère amère, parce que piégée dans son rôle, alors qu’elle souhaite avant tout être une femme libre et heureuse, aimée par son corps et sa personne, et non pour sa fonction créatrice. Mais également le père, qui demande un sacrifice entier et total à sa vie. C’est lui qui vit le moins et qui fait souffrir le plus. Il n’apprend pas de ses erreurs et essaye de s’en débarrasser le plus discrètement possible pour que cela ne tache pas son parcours, répétant inlassablement ses fautes — mais avec moins d’envie, avec moins de vie.
Alors que la mère rapporte à la police la disparition de son fils, l’agent lui explique de manière très claire qu’il n’y a rien à faire. Les policiers sont trop peu nombreux pour s’occuper de chaque cas. De plus, les enfants reviennent dans les huit jours suivant une fugue. Il lui conseille alors d’aller vers une association qui prend le relais là où l’État ne peut plus rien pour vous. L’association met en place rapidement une traque. Les parents suivent, incapables d’agir sans ordre. Peu à peu, ils se dissipent dans le groupe, leurs personnalités s’effacent. Boris est celui qui lutte le plus longtemps contre la réalité de la disparition de son fils, car c’est sa vie et sa tranquillité qui en souffriraient le plus. À l’instar d’un autre film russe présenté à Cannes, Une femme douce qui partait dans un récit onirique et insensé face à la machine qu’est l’État, Faute d’amour décide d’en faire une critique acerbe, réaliste.
Le cinéaste va plus loin que de simplement dénoncer des principes rigides d’une société russe orthodoxe. Il fustige les pratiques modernes dans leur excès et leur abus. Cette manière dont les gens ne se regardent pas, comment le portable est devenu le prolongement direct du corps. Le portable, véritable machine de la désocialisation, est partout. Que ce soit en regardant la télé, dans le lit avant de se coucher, au restaurant pour un rendez-vous romantique, quand son fils déjeune. C’est Genia qui est la plus dépendante de son portable. À travers lui, elle se découvre une seconde jeunesse, de nombreuses amies. À travers lui, elle possède une vie virtuelle plus riche que sa vie réelle. Finalement, Genia est une Madame Bovary des temps modernes, incapable de se satisfaire de ce qu’elle a. Quand elle réalise au fond d’elle, l’amour qu’elle portait pour son fils, c’est trop tard, elle a déjà tout perdu. Elle finit par se haïr plus qu’elle avait haï les autres. La dernière séquence, qui la montre en survêtement rouge et blanc rappelle la rubalise du début qu’Aliocha trainait derrière lui et qu’il accrochait sur un bout de bois pour la lancer dans les branches, loin et haut. La laissant voler dans le vent. La mère se retrouve elle aussi bloquée entre deux branches : sa culpabilité et la Russie.
Un film humain et cruel
Faute d’amour est un film intelligent. La musique, composée par Evguenie Galperine, crée une tension et une dimension plus sombre, puis triste et vient renforcer la mise en scène. À partir d’une histoire intemporelle et universelle, Andreï Zviaguintsev dresse le portrait d’une époque blessée et d’un pays bridé.
Faute d’amour laisse un goût amer dans la bouche, la gorge nouée. Il montre ce que nous ne voulons pas voir et réussit à nous mettre à la place de ces personnes qui semblaient sans cœur. Faute d’amour est l’autopsie d’une époque artificielle.
Marine Moutot
Réalisé par Andreï Zviaguintsev
Avec Alexey Rozin, Maryana Spivak, Marina Vasilyeva
Drame, Russie, 2h08
20 septembre 2017
Prix du Jury à Cannes 2017