Film d’ouverture du 72e Festival de Cannes, nous avons pu voir le nouveau Jarmusch en même temps que les spectateurs cannois de l’Auditorium Louis Lumière, en direct du Grand Action.
Mais qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de Jim Jarmusch ? Pas grand-chose à priori.
Le petit chouchou du cinéma alternatif nous a servi hier soir un « hommage » mollasson et présomptueux au film de zombies, doublé d’un pseudo-brûlot-écolo-anticapitalo sans finesse aucune. Dans une suite de scènes incohérentes et chiantes à pleurer, le film relève d’un atavisme insidieux : il nous ramène à une époque où la machine hollywoodienne, dont l’art de Jarmusch serait pourtant censé incarner un certain contrepoint, récoltait pépètes et critiques dithyrambiques par la seule présence de grands noms sur une affiche. Ces grands noms, complices d’une fumisterie visant à emmagasiner la monnaie sonnante et trébuchante, ont aujourd’hui troqué leurs physiques resplendissants et leurs droitures morales aliénantes pour des lunettes Clubmaster et des postures de losers magnifiques. Le jeu reste le même, mais les charognards du grand écran viennent vous faire les poches avec des références fatiguées à la pop-culture, en lieu et place d’un « Bond, James Bond » ou d’un « Rosebud ».
Devant The Dead Don’t Die, le « Rosebud » on l’a plus dans le baba que dans la mémoire, et pour faire glisser la luge de sa suffisance sur la piste de notre crédulité, Jarmusch a donc mis en place une association de malfaiteurs sans précédents, venus se joindre à la grande fête de la congratulation mutuelle. Chacun des acteurs y joue son propre rôle, rigide, exsangue et immuable comme une caissière de l’Inter un samedi soir à 19 h 54 : Bill « rien à foutre » Murray, Adam « le sex symbol favori des amatrices de vidéos de chat » Driver, Selena « Disney girl gone bad » Gomez, Tilda « j’aurais voulu être un artiiiiiiste » Swinton, Iggy « un punk à l’EPAHD » Pop… Seule Chloë Sevigny vient ici se départir de son décorum en campant un personnage de policière insipide qui se transforme rapidement en vuvuzela strident et lacrymal.
Une fois la joyeuse équipe de millionnaires en Converse bien installée dans cette contre-performance, rien ne nous est épargné : dialogues en dessous de tout, comique de répétition digne des meilleurs épisodes du Bigdil, auto-référencement à la truelle et métafiction d’aussi bon ton qu’un saucisson dans une mosquée.
Ce dernier aspect mérite d’ailleurs qu’on s’y attarde particulièrement, tant il est symptomatique de l’ensemble du film, et compte tenu que je ne compte pas m’épancher sur tous les autres aspects non-remarquables de cette abomination… Rappelez-vous, ces moments où bambin, après avoir bâti un château de sable clinquant, vous preniez grand plaisir à le pulvériser en poussant des cris de jouissance sous les yeux effarés de vos parents. Prenez ça, une bonne cuillère d’indolence, un soupçon de fin de carrière et un morceau de country pérave, secouez bien, et vous obtiendrez peu ou prou le traitement que Jarmusch inflige au quatrième mur de sa fiction déjà bien friable. La chanson « The Dead Don’t Die » de Sturgill Simpson, fil d’Ariane d’un labyrinthe en ligne droite, vient poser la merditude des choses dès l’ouverture, présentée comme « la musique du film » dans une conversation ennuyeuse et ennuyée entre Adam Driver et Bill Murray. Cette rengaine lancinante reviendra à plusieurs occasions dans un jeu de cache-cache narratif auquel seuls Mumuche et sa bande semblent se prêter, jeu d’anniversaire convenu et articulé par divers moments de prescience métafictionnels et autres discussions scénaristiques inintéressantes. Le réalisateur va jusqu’à se traiter de con dans la bouche d’Adam Driver, comme si cette auto-flagellation téléphonée pouvait excuser un tant soit peu d’être responsable du plus grand suicide artistique collectif depuis la tournée Stars 80. Enfin, la palme d’or de la métafiction – catégorie Canard Enchaîné – revient au personnage de Zelda Winston, qui suggère le nom de son interprète Tilda Swinton par des assonances et consonances aussi élaborées qu’un poème de fête des mères. Ah oui au fait, à la fin du film, elle se fait ravir par une soucoupe volante, quel OVNI cette Tilda Swinton, oui, bravo les vélos !
Mais toutes ces preuves à charge ne doivent pas nous faire oublier la part de responsabilité de la société civile, notre part de responsabilité, dans ce naufrage. Quand, dans la parabole du château de sable, le gamin est un sosie raté de Lee Marvin, le père, une bande de prescripteurs culturels qui recommandent un cinéaste comme les quotidiens tchétchènes recommandent Kadyrov, mais surtout quand la mère est un public se complaisant dans la trépanation culturelle, le si chatoyant édifice de l’aire de jeu se mue irrévocablement en tas informe. A trop se goberger au buffet des marchands de lessive de la pop-culture, les parents-spectateurs ont constamment encouragé l’enfant-Jarmusch dans toutes ses fantaisies, et le petit tyran domestique, comme pour se soustraire à l’amour étouffant et inconditionnel de son public, a fini par commettre l’irréparable : « The Dead Don’t Die », par le Roberto Succo du cinéma.
Tout bien considéré, ce visionnage rappelle tristement Les Huit Salopards, ordalie miniature pour salle obscure, durant laquelle le spectateur devenait dépositaire du testament d’un Tarantino à bout de souffle (« dans une subtile référence au chef d’œuvre de Godard qu’il affectionne tant », allez les Inrocks, servez-vous, elle est gratuite celle-là). Un Tarantino qui s’autoréférençait sans discontinuer, un Tarantino qui faisait fi de toutes les arabesques scénaristiques qui ont construit son génie, un Tarantino qui se perdait dans son amour-propre et sa mythologie appauvrie.
Messieurs Tarantino et Jarmusch, dinosaures nauséabonds de la sphère « indé » (« indé », elle est bien bonne), ont donc en commun de pratiquer l’auto-érotisme cinématographique et, bien que Jim ait opté pour la pratique collective en la matière, il serait toutefois bon de lui rappeler que, seul ou à plusieurs, nos sociétés et leurs salles de cinés ne tolèrent toujours pas l’onanisme en public. Quant à pousser le bouchon jusqu’à faire payer d’honnêtes citoyens pour assister à ces obscènes marivaudages audiovisuels, cela représente une pensée trop dystopienne et inconcevable que l’équipe de Phantasmagory, amoureuse du cinéma, préfère éluder. Oh, wait…
Reggie Ledoux
The Dead don’t die
Réalisé par Jim Jarmusch
Avec Bill Murray, Adam Driver, Tilda Swinton
Comédie, Horreur, Etats-Unis, 1h43
14 mai 2019
5 commentaires sur « [CRITIQUE] The Dead don’t die, et c’est bien dommage… »