Six westerns pour celles et ceux qui n’aiment pas le western

Introduction : tentative de définition du genre – période classique du western

L’arrivée d’un homme à cheval, les rênes dans une main, les vêtements poussiéreux, l’ombre d’un Stetson cachant en partie son visage, un revolver brillant sur sa hanche. Les rues d’une ville miraculeusement apparue dans le désert. Un bâtiment semblable aux autres, si ce n’est l’enseigne le surplombant : “Saloon”. Des plans reconnaissables entre tous, qui permettent aux spectateurs de comprendre d’emblée à quel genre ils ont affaire : le western.

Le western est un des premiers genres du cinéma à avoir été créé. En 1903, est sorti le film d’Edwin Stanton Porter et Wallace McCutcheon, Le Vol du Grand rapide (The Great Train Robbery) qui met en scène quatre bandits braquant un train. Ce film de 11 minutes 59 est considéré comme le premier western de l’histoire du cinéma. Il installe des codes qui seront récurrents dans l’univers westernien : le train, les bandits, les trésors, les courses-poursuites ainsi que les justiciers – qui arrivent à la fin du film à tuer les voleurs. Le récit met en scène quatre voleurs qui attaquent un train pour s’emparer de l’argent d’un coffre-fort. Ils s’enfuient avec leur butin, mais sont très rapidement pris en chasse par un ranger. Les courses poursuites à cheval, calèches ou trains sont des moments classiques dans les westerns. Comment ne pas penser, par exemple, à La Chevauchée fantastique (Stagecoach, John Ford, 1939), où John Wayne protège tant bien que mal une diligence contre les Indiens. Pour découvrir Le Vol du Grand Rapide cliquez ici.

Il est tentant d’identifier le western à ses clichés, topoï, personnages, situations et lieux, qu’il répète et varie. Cependant, le concept de frontière, sur lequel repose l’ensemble du genre – davantage que sur le cadre historique et géographique bien délimité de la conquête de l’Ouest – est un élément plus pertinent pour définir ce genre.

Pour comprendre ce qu’est la frontier, il faut la distinguer de la border, délimitation, ligne de séparation, nette et franche, et revenir à l’étymologie de frons, qui signifie en latin “front pionnier”, “territoire”. La frontier, c’est l’espace encore sauvage que viennent explorer et transformer les pionniers et les colons. Espace de rencontre entre la civilisation et la nature encore indomptée (the wilderness), la frontière se caractérise par l’ambivalence et la dichotomie : s’y opposent la loi naturelle et la loi sociale, l’innocence et la culpabilité, le péché et la rédemption, la justice et l’arbitraire, …1 Reflet de la frontière, le héros westernien typique intègre son ambiguïté et présente à la fois de forts idéaux et une propension à la violence.

Retour sur un genre qui continue de se réinventer.

Table des matières :
1. L’homme qui tua Liberty Valance : Le western crépusculaire et la fin de l’homme de l’Ouest
2. Le Bon, la Brute et le Truand : le western spaghetti
3. Little Big Man : le western révisionniste
4. La Horde Sauvage : L’Ouest violent de Sam Peckinpah
5. L’homme sans frontière : l’anti-western
6. Le Secret de Brokeback Mountain : les désaxés de l’Amérique contemporaine
Conclusion
Filmographie

1. L’homme qui tua Liberty Valance : Le western crépusculaire et la fin de l’homme de l’Ouest

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Au fil des différentes réécritures et de l’évolution du genre, le mythe de l’homme de l’Ouest s’effrite et s’écroule. Héritier de ce qu’André Bazin avait nommé le “sur-western”2, le western crépusculaire adopte une dimension réflexive et met en scène des anti-héros voués à l’échec et/ou à la mort.

La tendance est décelable dès les années 1940 avec L’Étrange incident de William Wellman (The Ox-Bow Incident, 1943), dans lequel le héros, interprété par Henry Fonda, participe passivement à un lynchage que rien ne viendra arrêter, et surtout La Poursuite infernale de John Ford (My Darling Clementine, 1946) où le célèbre Doc Holliday, interprété par Victor Mature, n’est que l’ombre de son mythe, un personnage mourant (en proie à de violentes quintes de toux) et torturé par la mésestime de lui-même (incapable de sauver une vie).

Dans les années 1950, le passage de la nonchalance de John Wayne, acteur incontournable des westerns de John Ford et de Howard Hawks, à la vulnérabilité de James Stewart marque l’évolution du genre.

Jeune premier dans les années 1930, James Stewart incarna d’abord le boy-next-door honnête et maladroit chez Frank Capra et George Cukor. Après la seconde guerre mondiale, sa persona de candide est malmenée chez Alfred Hitchcock et Anthony Mann. Dans les westerns d’Anthony Mann, il devient un cow-boy torturé, à la fois avide de vengeance et de paix, le visage tour à tour déformé par la rage (Winchester 73, 1950), les pleurs (L’Appât, 1953) et la douleur (L’homme de la plaine, 1955).

L’homme qui tua Liberty Valance, de John Ford (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962), réunit John Wayne et James Stewart et utilise leurs personae respectives pour dépeindre la fin d’un monde, celui de la frontière, et la fin d’un mythe, celui de l’homme de l’Ouest. John Wayne y incarne Tom Doniphon, un cowboy bourru mais honnête ; James Stewart, Ramson Stoddart, un avocat venu établir un cabinet dans l’Ouest. Les deux personnages sont construits en miroir et présentent deux conceptions opposées de la loi : tandis que Ransom vient apporter la loi et l’ordre (law and order) par l’instruction et les institutions, Doniphon ne compte que sur son arme pour se défendre.

Grâce à Stoddart, le territoire devient un Etat, représenté au Sénat : s’en est fini de la frontière et de la loi de l’Ouest. Les personnages liés à l’Ouest sont voués à disparaître : le bandit est tué tandis que le cowboy flegmatique brûle symboliquement l’extension de sa maison, destinée à un futur qui ne se réalisera pas, et laisse sa place dans la légende à l’homme de l’Est. L’élection du personnage de James Stewart au Sénat, comme un écho à son rôle dans Mr Smith au sénat (Mr Smith Goes to Washington, Frank Capra, 1939), conclut un cycle, rendant impossible tout retour en arrière, et le mythe des pères fondateurs vient recouvrir celui du pionnier.

2. Le Bon, la Brute et le Truand : le western spaghetti

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Le western, qui porte en son sein la nation de l’Ouest, s’est exporté au-delà des frontières américaines. Les productions étrangères ne sont pas des productions de masse, mais elles montrent l’intérêt d’autres pays pour un genre spécifiquement américain. En France, à la fin des années 1960, quelques films notables sont réalisés : Les Pétroleuses (Christian-Jacques, 1971), Une corde, un colt (Robert Hossein, 1968), ou, plus récemment, Blueberry (Jan Kounen, 2004) et Lucky Luke (James Huth, 2009)). La Corée du Sud a également réalisé un western en 2008 : Le Bon, la Brute et le Cinglé (Joheunnom nabbeunnom isanghannom, Jee-Woon Kim). Mais c’est réellement en Italie que le genre connaît un nouvel essor. Au début des années 1960, le western spaghetti naît.  Le western est transcendé une nouvelle fois pour devenir un genre esthétique.

Dans les années 1960, le genre s’essouffle et n’est plus rentable pour les producteurs américains. De son côté, la Cinecitta, célèbre studio italien, a également connu son heure de gloire avec le péplum mais est alors sur le déclin. Ainsi, quand les productions américaines commencent à s’exporter en Italie, c’est un renouveau pour les deux. Le nom “western spaghetti” comprend des productions à la fois américaines, mais également allemandes, espagnoles et françaises qui sont tournées dans les studios de la Cinecitta. Bien évidemment, le plus grand nombre est produit par les italiens, souvent aidés par des financements américains. D’abord mal vu, le western spaghetti devient très vite emblématique et modifie le genre en profondeur. Outre l’aspect visuel avec l’utilisation des gros plans et des rythmes plus vifs, le western italien devient maître dans l’art de la bande son et particulièrement de la musique. Ennio Morricone reste le plus célèbre et compose des musiques parmi les plus belles et transforme le western. Il est le fidèle compositeur de Sergio Leone avec qui il débute en 1964 avec Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari). Sergio Leone dit de Morricone :

Il est mon scénariste. J’ai toujours remplacé les mauvais dialogues par la musique soulignant un regard et un gros plan. C’est ma façon d’en dire beaucoup plus que par les dialogues.”3

Contrairement aux musiques des westerns classiques, Morricone épure au maximum pour ne garder que l’essentiel. La musique doit souligner l’humour de la situation ou la rendre plus dramatique. Il n’hésite pas à rajouter des sons insolites : coups de fouet, sifflements, cris, harmonica, guimbardes …

Le genre du western spaghetti et plus particulièrement les longs-métrages de Sergio Leone, qui restent dans ce domaine les œuvres les plus abouties et les chef d’œuvres du genre, aura inspiré bon nombre de cinéastes du Nouvel Hollywood : Michael Cimino, Francis Ford Coppola, ainsi que John Carpenter, Martin Scorsese et même Sam Peckinpah pour La Horde Sauvage sorti en 1969. Avec sept films, Sergio Leone renouvelle le genre du western. D’autres réalisateurs ont toutefois signé des œuvres de qualité, tels Sergio Corbucci avec Navajo Joe (1966) et Django (1966), et Sergio Sollima avec Colorado (1967). Nous pouvons également citer Mon nom est personne (Il Mio Nome È Nessuno, Tonino Valerii, Sergio Leone, 1973), El Chunco (Damiano Damiani, 1968). Au début décrié, le western spaghetti devient une véritable source d’inspiration.

1964, quand Sergio Leone commence sa fameuse Trilogie du Dollar avec Pour une poignée de dollars, est également l’année où John Ford et Raoul Walsh signent leurs derniers westerns. Une ère vient de finir. Après Pour une poignée de dollars, Sergio Leone réalise  Et pour quelques dollars de plus (Per qualche dollaro in più) en 1965, qui sera suivi par le plus connu de ses films, Le Bon, la Brute et le Truand (Il buono, il brutto, il cattivo, 1966). Le film met en scène Clint Eastwood, Lee Van Cleef et Eli Wallach, trois anti-héros qui font la marque de fabrique du genre spaghetti. Les personnages quittent les stéréotypes du bon et du méchant. Les personnages sont tous foncièrement mauvais, ils servent leurs propres intérêts. Nous sortons d’un scénario manichéen pour des figures plus complexes. Le Bon, joué par Clint Eastwood, n’a rien du gentil cow-boy qui aide ses concitoyens, mais bien un individu qui ne cherche qu’à gagner plus d’argent. Il n’est différent du truand et de la brute que dans sa manière de tuer. De plus, l’esthétique change pour donner au western, alors genre populaire, ses lettres de noblesses. “Les westerns de Sergio Leone se définissent ainsi par la combinaison d’une artificialité extrême et d’un réalisme scrupuleux.” écrit Jean-Baptiste Thoret dans son ouvrage de la collection des Cahiers du Cinéma sur le cinéaste italien. Pour lui, le western devient mythologique avec Leone : “les déplacements des personnages s’apparentent à des chorégraphies, la moindre action se transforme en rituel grandiose, les détails prennent une importance démesurée”. En effet, comment ne pas penser au duel à trois à la fin du film Le bon, la brute et le truand qui dure et ne semble jamais commencer. Ou encore à l’introduction dans une gare déserte dans Il était une fois dans l’Ouest (Once Upon a Time in the West, Sergio Leone, 1968). Le temps se distord pour acquérir une autre forme de réalité : le mythe. L’utilisation des gros plans sur les visages intensifie la dilatation du temps et laisse en suspend l’action. Sergio Leone s’intéresse aux “rituels qui précèdent les coups de feu et expédie leur éclatement.”4 Au début du Bon, La Brute et Le Truand, le Truand passe de longues minutes en compagnie de sa prochaine victime. Il mange sa nourriture, l’observe, mais ne dit rien. Puis il tire sur l’homme et part. En s’intéressant au plus près à ses personnages et en les filmant d’une manière inédite, et souvent reprise depuis, Sergio Leone et le western spaghetti ont révolutionné un genre qui a pris par la suite un autre tournant.

3. Little Big Man : le western révisionniste

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Dans les années 1960, les indigènes deviennent une “expression politique symbolique”, ce que A. Muraire appelle “transfert” : métaphore indirecte de la guerre du Vietnam, alors difficile à porter à l’écran, les westerns se font antimilitaristes, anticolonialistes et anti-impérialistes.5

Ainsi, Little Big Man, western picaresque de 1970, réalisé par Arthur Penn, dépeint la conquête de l’Ouest avec une ironie mordante. Jack Crabb, alias Grand Petit Homme (Little Big Man), Candide moderne, rencontre tous les types et endosse tous les rôles de l’Ouest. Ce dispositif voltairien met en évidence les contradictions voire le ridicule des archétypes du genre. L’impétuosité du soldat, glorifiée dans le western classique La Charge Fantastique (They Died with Their Boots On, Raoul Walsh, 1941), devient ici arrogance qui le conduit à sa perte et à celle de son armée. Le personnage du général George Armstrong Custer permet d’attaquer l’orgueil de l’Amérique impérialiste mais également les certitudes, mythes et mensonges, auxquels elle se raccroche. À travers le montage, qui oppose la parole aux faits, ce héros de la guerre de Sécession, perdant de la bataille de Little Big Horn, représente l’armée américaine, à la parole de laquelle on ne peut se fier. Au contraire du personnage du grand-père indien, dont les paroles imagées permettent d’énoncer des faits, pour le général, la parole est piège et mensonge. Ainsi, au moment de décider d’un plan d’attaque, il argüe d’abord que “tout ce que [Jack Crabb] affirmera sera mensonger”, avant de se contredire : “Vous essayez de me faire croire en disant ça que vous ne voudriez pas que j’entre dans le défilé, mais le fin fond la vérité est que vous ne voudriez réellement pas que j’entre dans le défilé !”. Rompu à ces deux usages opposés de la paroles, Jack Crabb utilise la vérité pour pousser Custer à s’engager dans le défilé et provoque ainsi sa défaite.

L’évolution de Jack Crabb et de sa relation avec le général épouse l’évolution du western et des représentations de la conquête de l’Ouest. Little Big Man se veut arme contre les certitudes, contre les représentations héroïques du colonialisme et contre les figures figées du western et du film de guerre. Au début du film, les certitudes du journaliste révisionniste, relai du spectateur, sont méprisantes. A la fin, il reconnaît qu’il “ne savai[t] pas”. A travers son évolution, le spectateur est invité à faire, lui aussi, preuve de distance et d’humilité par rapport à ce qu’il pense savoir, pour trouver un “centre” qui, selon le grand-père de Grand Petit Homme, manque aux hommes blancs.

4. La Horde Sauvage : L’Ouest violent de Sam Peckinpah

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Avec le cinéma de Sam Peckinpah, la violence prend une nouvelle forme dans le cinéma américain. La violence est alors esthétisée. Mais plus que le goût pour une violence de façade ou la couleur du sang et le spectaculaire, c’est bien ce qui se cache derrière et la valeur sociale de cette violence que Sam Peckinpah met en scène. Alors que la guerre du Vietnam fait rage et que des images toujours plus sanglantes parviennent aux Etats-Unis, le cinéaste américain, qui connut la Seconde Guerre Mondiale et les combats sino-japonais, devient un poète de la violence.

Son oeuvre cinématographique s’inscrit dès le départ dans le western. En effet, son premier film est New Mexico (1961), dans lequel un ex-soldat tue, lors d’une attaque de banque, le fils d’une femme et décide d’escorter le cercueil en territoire Apache. C’est l’histoire d’une rédemption. Après quelques échecs au box-office, le film qui lui vaudra la reconnaissance sort en 1969 : La Horde Sauvage (The Wild Bunch).

Le long-métrage raconte l’histoire d’une bande de bandits en fin de vie. Ils arrivent en ville déguisés en officiers et braquent les bureaux de la compagnie des chemins de fer. Mais ce qu’ils ignorent c’est que le dirigeant de la compagnie leur a tendu un piège. S’ensuit un combat entre les hors-la-lois et les chasseurs de prime, et, au milieu, un cortège religieux. La plupart des victimes sont des civils. Il s’agit ici d’un véritable massacre. Et nous assistons à cette attaque avec incrédulité et une question : mais pourquoi ? Les victimes semblent démembrées et déjà sans vie – comme ces photos de corps morts de la guerre du Vietnam. Les protagonistes, tous, sont foncièrement méchants, mais le cinéaste nuance son propos en montrant différents types de noirceur. Alors que les hors-la-lois s’attaquent à l’argent  sans chercher à faire de victimes parmi les habitants de la ville, les hommes à la botte du directeur sont les archétypes même des salauds : grossiers, sales, ils n’hésitent pas à tuer les habitants. Ceux qui sont traqués ne sont donc pas les vrais méchants de l’histoire, mais des fantômes d’une autre époque. Ils agissent contre la loi des hommes, mais pas contre la loi de la nature. Par ailleurs, dans le groupe de bandit, le plus fou est le plus jeune ; il semble être le seul prêt à tuer juste pour le plaisir de faire couler du sang. Les autres, plus âgés, ne font qu’intimider les employés de la compagnie.

Si on lui reproche son extrême violence et l’ambiguïté de son propos, c’est que Sam Peckinpah met en scène dès le générique la violence sous toutes ses formes. En effet, alors que la horde arrive, mené par Pike Bishop – joué par William Holden – le cinéaste s’attarde sur des enfants qui jouent au bord de la route. Ils sont attroupés autour d’un scorpion qui est en train de se faire manger par des fourmis rouges. Les enfants empêchent tout mouvement du scorpion qui n’a d’autre choix que d’accepter son sort : une mort lente et douloureuse. Une mort perverse. Cette violence gratuite est encore plus choquante car elle est administrée par des enfants, symbole de l’innocence, et mise plus tard dans le film en parallèle avec des jeunes enfants mexicains qui s’amusent avec candeur et naïveté. La violence finalement n’épargne personne. Un autre plan, juste après le massacre des civils, montre des enfants tirant avec leurs mains en contre-plongée sur des cadavres. Les cadavres, c’est nous. Les doigts visent le spectateur qui ne peut que se glacer après le massacre auquel ils viennent d’assister. Il est possible d’y voir une critique de la passivité du public devant certains genres. Il est également possible de voir dans toute cette violence un parallèle avec ce qu’il se passe aux États-Unis. Sam Peckinpah critique dans La Horde Sauvage violemment le choix de son pays de s’enliser dans la guerre du Vietnam. Son cinéma se situe entre deux périodes, décrites par Muraire : “ […] les années 1960 avec le déferlement de la violence qui est le “reflet” de celle du pays, mais aussi parce que cette période est atypique dans l’histoire américaine ; les années 1970 avec les représentations métaphoriques5. La violence est utilisée et esthétisée, exagérée même, pour renvoyer aux images de cette guerre horrible qui se passe à des milliers de kilomètres d’Hollywood. Ces hommes qui sont d’une autre époque, cette bande de hors-la-loi, n’est finalement pas la “Horde Sauvage”, mais ceux qui les traquent, qui tuent innocents et suivent bêtement les ordres juste pour pouvoir tuer. Le carnage de la fin du film, qui restera mythique dans l’histoire du cinéma, n’est pas là pour célébrer l’horreur et la mort, mais bien pour venger un jeune mexicain – qui se prénomme Angel – qui a tué par amour. En effet, alors que sa fiancée l’a quitté pour un général mexicain avide de pouvoir, Angel la tue quand il le découvre. Le général décide alors de l’acheter pour le punir de cet acte, mais la horde, plutôt que de partir avec l’argent, décide de sauver Angel, ou ce qu’il en reste. Le fait qu’ils décident de se sacrifier ensemble pour en sauver un, est une belle métaphore pour signifier la fin d’un genre tel qu’il a été.

Aucun des personnages n’est glorifié. Comme l’écrit J.J. Malo dans Le Western et les mythes de l’Ouest : “Chez Peckinpah, les personnages principaux contemplent la décadence du genre qui les a tant glorifiés, ils assistent à la fin de leur monde. Un nouveau western émerge alors, d’un autre réalisme, et montre la mémoire douloureuse de ce monde devenu passé.5 Ce sont des personnages vieillissants qui ne savent pas comment finir. Cet énième braquage devait être le dernier. C’est un monde qui ne veut plus d’eux. Le souvenir les hante. De nombreux flash-backs sont utilisés pour expliquer la relation entre Pike Bishop, le chef de la horde et le chasseur de prime, son ancien allié Deke Thornton. Forcé de les poursuivre, Deke semble être le seul non-violent du western. Il n’utilise que très rarement son arme et finalement sera plus là comme un observateur qu’un réel instrument dans le récit. Il représente l’ancien code moral de l’Ouest. C’est le bon cowboy, mais il se trouve du mauvais côté de l’histoire. Pike Bishop n’a pas non plus la violence dans le sang. Quand ils sont au Mexique – montré comme un paradis qui se fait peu à peu gangrener par le pouvoir et l’argent – les bandits sont calmes et heureux. La violence vient du climat autour d’eux, qui est imposé et non choisi. La Horde Sauvage est un reflet de la vie américaine de la fin des années 1960. Le sang qui coule n’est là que pour servir des généraux ou “politiciens” et leurs intérêts : toujours plus de pouvoir, toujours plus d’argent. Finalement, le film est une critique acerbe du capitalisme, tandis que le mode de vie de la horde serait plus proche du communisme. À la fin, Pike sera tué par un enfant déguisé en soldat. La boucle est bouclée. Le faux soldat est assassiné par le soldat en devenir. La relève de la violence est assurée.

Le film, s’il a divisé à sa sortie, est aujourd’hui considéré à l’unanimité par la critique comme un chef d’œuvre qui a profondément changé le genre du western, et même au-delà : du cinéma. Pour Antoine de Baecque, Sam Peckinpah est : “Cet anarchiste [qui] siffla le chant funèbre du western mais aussi l’air de renouveau du cinéma américain”.6

5. L’homme sans frontière : l’anti-western

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Dans les années 1970, l’Ouest westernien continue de servir d’écho à l’Amérique contemporaine, fatiguée par la guerre du Vietnam. Jeremiah Johnson (Sydney Pollack, 1972) et Josey Wales hors-la-loi (The Outlaw Josey Wales, Clint Eastwood, 1976) dressent un parallèle entre l’homme de l’Ouest et le vétéran de la guerre du Vietnam, quoique de manières fort différentes. Josey Wales présente un homme hanté par la guerre, incapable d’arrêter le combat lorsque la paix est conclue. Dans Jeremiah Johnson, un ancien soldat tente d’oublier son passé en partant vivre dans la montagne. Quasi-transcendantaliste, le film porte un point de vue pessimiste sur les militaires et, à travers eux, sur le gouvernement américain, qui “triche”, ne respecte pas les croyances des Amérindiens, brise la paix et entraîne vengeance et massacres.

En 1971, L’homme sans frontière (The Hired Hand) de Peter Fonda dresse non seulement le portrait d’un vétéran de l’Ouest mais aussi, en fidèle représentant du Nouvel Hollywood, signe la fin de la contre-culture.

Contrairement aux protagonistes de Josey Wales et de Jeremiah Johnson, rien n’indique que les deux personnages principaux, Arch Harris et Harry Collins, aient participé à la guerre de Sécession. Rien n’est dit de leur passé, si ce n’est qu’ils ont voyagé ensemble pendant sept ans et qu’ils se dirigent vers l’Ouest. Pourtant, la lassitude de Harry, ne croyant plus en les rêves de l’Ouest et décidant de rentrer chez lui, et la difficulté qu’il éprouve à retrouver sa place après sept ans d’absence, évoque le retour du front asiatique. Sept ans, c’est d’ailleurs le temps qu’a duré l’engagement massif en Asie en 1971, quand sort le film – la guerre n’est alors pas encore terminée, elle durera jusqu’en 1975. Comme dans Voyage au bout de l’Enfer de Michael Cimino (The Deer Hunter, 1978), qui aborde explicitement la guerre du Vietnam, au sein du foyer familial, on évite de parler de la guerre : le passé n’est jamais montré, jamais dit explicitement, comme pour l’effacer. Cependant, malgré les efforts des personnages pour retourner à une vie simple, la violence traumatique ne peut disparaître. Les motifs et la structure circulaire du film annoncent son retour. Elle rattrape finalement les personnages qui croyaient “laiss[er] tout ça derrière [eux]”.

Selon Arthur Penn, lorsqu’apparaît le cinéma du Nouvel Hollywood, en 1967, “la possibilité de changement n’exist[e] déjà plus[,] c’est foutu7. Le cinéma des années 1970, tout en faisant voler en éclat les codes, ne peut que désespérément signer la fin de la contre-culture. Dans L’homme sans frontière, un personnage, anachronique, représente l’état d’esprit hippie. Dan, dans les premiers plans, est une figure qu’on devine nue dans l’eau ; les ralentis soulignent ses mouvements de joie et d’insouciance ; les surimpressions, les lense-flare et la musique au cithare évoquent le psychédélisme des années 1960. Si ce n’est la silhouette de Harry au bord de l’eau, un Stetson sur la tête, rien ne vient indiquer qu’il s’agit d’un western. Cependant, l’insouciance est de courte durée : le hippie meurt dès la deuxième scène, déculotté. Il n’y a déjà plus de place pour les rêves et l’optimisme. Signant la fin de l’insouciance, le formalisme de L’homme sans frontière – surimpressions, ralentis, clairs obscurs – transforme le cowboy en une figure apparaissant et disparaissant de l’image, en un fantôme.

6. Le Secret de Brokeback Mountain : les désaxés de l’Amérique contemporaine

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Invoquant la figure du cow-boy et les étendues sauvages mais se déroulant dans l’Amérique des années 1960, les films Le Secret de Brokeback Mountain (Brokeback Mountain, Ang Lee, 2005), Seuls sont les indomptés (Lonely are the Brave, David Miller, 1962) et Les Désaxés (The Misfits, John Huston, 1961) sont souvent considérés comme des westerns.

Le plus récent d’entre eux, Le Secret de Brokeback Mountain, met en scène la romance secrète de deux cowboys engagés pour garder des moutons dans la montagne de Brokeback. On y retrouve certains éléments du western : la figure du cowboy sur son cheval, un Stetson sur la tête, le bivouac, la confrontation avec les animaux sauvages (représentants de la wilderness), l’harmonica… Les cadrages mettent en avant l’immensité du paysage, filmé en plan d’ensemble, les personnages n’étant souvent présents qu’au bord du cadre, voire hors-champ. Fidèle à la tradition transcendantaliste, la nature sauvage permet l’authenticité dont la société américaine est dépourvue. Au cours de la transhumance, les deux cowboys abandonnent l’artificiel (les boîtes de conserves) pour renouer avec la nature sauvage (ils sont bientôt capables d’atteindre un animal au tir).

Cette authenticité est menacée par une société qui la nie. Les nombreux surcadrages du film créent et séparent deux espaces bien distincts, l’intérieur et l’extérieur, la nature et la culture. Comme dans Les Désaxés, la fenêtre, au lieu de laisser voir, cache le paysage : pour profiter de l’ouest américain, il faut sortir.

Le Secret de Brokeback Mountain met en avant deux travers de la société contemporaine : l’artificialité et l’argent.

Dans une majeure partie des échanges mis en scène dans Brokeback Mountain, il est question d’argent. Si le besoin d’argent a amené les deux hommes à faire la transhumance et à se rencontrer, à la fin du film, qu’ils en aient peu ou beaucoup, l’argent ne les rend pas heureux. Jack, qui a épousé une riche héritière, demande finalement “What’s the point in making it ?”. Le film semble se faire l’écho de cette question en opposant les relations maritales basées sur l’argent et l’absence d’échanges monétaires entre les deux principaux protagonistes.

Les surcadrages séparent non seulement les espaces mais également les personnages. Lors des conversations entre mari et femme, seul le bisou d’adieu, c’est-à-dire un geste conventionnel, vient ramener les deux époux dans le même cadre. Le film souligne l’absence de communication voire la superficialité du couple contemporain et l’oppose à la sincérité de la relation entre Ennis et Jack. Cassie reproche à Ennis son silence mais, à Jack, il en dit plus qu’il n’a dit en une année. Le lien social se fait même violence quand il s’agit de révéler l’homosexualité. Violence physique, celle du lynchage, celle d’Ennis quand Alma lui reproche sa relation avec Jack, mais également violence psychologique des pères qui attendent que les garçons se conforment à un modèle de virilité (aimer le football selon le père de Lureen) hétérosexuelle (le père d’Ennis s’assurant que ses enfants voient le corps lynché d’un homosexuel, le père de Jack refusant de se conformer au voeu de son fils et donc de reconnaître sa relation avec Ennis).

À travers son conformisme, en figeant le cow-boy en une figure artificielle, telle la figurine que trouve Ennis sur le bureau d’enfant de Jack, la société en vient à le nier. Comme le héros de Seuls les indomptés, qui n’est pour le détective qu’un fantôme dont il n’a jamais vu le visage, Ennis perd son identité : il n’est au final (plus) “rien” et “nulle part” (I’m nothing. I’m nowhere). En révélant cette violence, Brokeback Mountain travaille la figure du cowboy et ses paradoxes pour la faire évoluer.

Conclusion

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Ainsi le western est bien plus qu’une histoire de cowboy et d’indien. De recherche pour l’or ou de braquage dans l’Ouest. C’est un genre qui retranscrit à chaque mutation son époque, les problématiques et les complexes de l’Amérique. C’est un genre qui a réussi et qui continue de vivre aujourd’hui. Le western n’est pas un genre mort. Quand beaucoup de cinéastes reprennent les codes et réalisent des adaptations de westerns plus ou moins connus – Quentin Tarantino (Django Unchained, 2012) ou les frères Coen (True Grit, 2010) – d’autres se l’approprient pour apporter une dimension plus féminine au western. En 2011, la réalisatrice américaine Kelly Reichardt réalise La Dernière Piste (Meek’s Cutoff). Le film raconte la traversée de l’Ouest par trois familles qui se retrouvent bientôt perdues dans le désert. La cinéaste replace les femmes dans le contexte de cette époque charnière de la construction de l’Amérique. Ou encore dans Jane Got A Gun (Gavin O’Connor, 2015) qui met en scène Natalie Portman qui cherche à venger la mort de son mari. Mais le western n’a pas toujours été un milieu d’homme et un des plus beaux westerns réalisés à ce jour est incontestablement Johnny Guitare (Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954). Il raconte l’histoire de Vienna – jouée par Joan Crawford – tenancière débrouillarde qui a construit son saloon là où la future ligne de chemin de fer va être construite. Des cinéastes s’emparent également du genre pour réaliser des films plus oniriques qui se rapprochent de la poésie, comme Dead Man (1995) de Jim Jarmush. Ou encore parfois, le western se mêle à d’autres genres, tels que la science-fiction (Wild Wild West, Barry Sonnenfeld, 1999), le dessin animé (Rango, Gore Verbinski, 2011) ou le film d’aventure (Back to the futur 3, Robert Zemeckis, 1990). Un genre qui n’a pas fini d’inspirer les cinéastes.

Johanna Benoist et Marine Moutot

Filmographie

Le Vol du Grand rapide (The Great Train Robbery), E.S. Porter et W. McCutcheon, 1903

La Chevauchée fantastique (Stagecoach), John Ford, 1939

Mr Smith au sénat (Mr Smith Goes to Washington), Frank Capra, 1939

La Charge Fantastique (They Died with Their Boots On), Raoul Walsh, 1941

L’Étrange incident (The Ox-Bow Incident), William Wellman, 1943

La Poursuite infernale (My Darling Clementine), de John Ford, 1946

Winchester 73, Anthony Mann, 1950

L’Appât (The Naked Spur), Anthony Mann, 1953

L’Homme de la plaine (The Man from Laramie), Anthony Mann, 1953

Johnny Guitare (Johnny Guitar), Nicholas Ray, 1954

New Mexico, Sam Peckinpah, 1961

Les Désaxés (The Misfits), John Huston, 1961

L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who Shot Liberty Valance), John Ford, 1962

Seuls sont les indomptés (Lonely are the Brave), David Miller, 1962

Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari), Sergio Leone, 1964

Et pour quelques dollars de plus (Per qualche dollaro in più), Sergio Leone, 1965

Le Bon, la Brute et le Truand (Il buono, il brutto, il cattivo), Sergio Leone, 1966

Navajo Joe, Sergio Corbucci, 1966

Django, Sergio Corbucci, 1966

Colorado, Sergio Sollima, 1967

Il était une fois dans l’Ouest (Once Upon a Time in the West), Sergio Leone, 1968

Une corde, un colt, Robert Hossein, 1968

El Chunco, Damiano Damiani, 1968

La Horde Sauvage (The Wild Bunch), Sam Peckinpah, 1969

Little Big Man, Arthur Penn, 1970

Les Pétroleuses, Christian Jacques, 1971

L’homme sans frontière (The Hired Hand), Peter Fonda, 1971

Jeremiah Johnson, Sydney Pollack, 1972

Mon nom est personne (Il Mio Nome È Nessuno), Tonino Valerii, Sergio Leone, 1973

Josey Wales hors-la-loi (The Outlaw Josey Wales), Clint Eastwood, 1976

Voyage au bout de l’Enfer (The Deer Hunter), Michael Cimino, 1978

Retour vers le futur 3 (Back to the futur 3), Robert Zemeckis, 1990

Dead Man, Jim Jarmush, 1995

Wild Wild West, Barry Sonnenfeld, 1999

Blueberry, Jan Kounen, 2004

Le Secret de Brokeback Mountain (Brokeback Mountain), Ang Lee, 2005

Le Bon, la Brute et le Cinglé (Joheunnom nabbeunnom isanghannom), Jee-Woon Kim, 2008

Lucky Luke, James Huth, 2009

True Grit, Les Frères Coen, 2010

La Dernière Piste (Meek’s Cutoff), Kelly Reichardt, 2011

Rango, Gore Verbinski, 2011

Django Unchained, Quentin Tarantino, 2012

Jane Got A Gun, Gavin O’Connor, 2015

Sources

[1] Jean-Louis Leutrat, Le Western, quand la légende devient réalité, Gallimard, 1995, p.84.

[2] « un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire : d’ordre esthétique, sociologique, moral, psychologique, politique, érotique…, bref, par quelque valeur extrinsèque au genre et qui est supposé l’enrichir. », in André Bazin, « Évolution du western », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1962, réed. 2002, p.231.

[3] Noël Simsolo, Conversations avec Sergio Leone, coll. Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, éd. Cahiers du cinéma, 1999.

[4] Jean-Baptiste Thoret, Sergio Leone, Cahiers du Cinéma, 2008.

[5] Gilles Menegaldo et Lauric Guillaud (dir.), Le Western et les mythes de l’Ouest, Presses universitaires de Rennes, 2015.

[6] Antoine De Baecque, “La chevauchée sauvage de Sam Peckinpah”, Libération, 2001.

[7] Jean-Baptiste Thoret, Le Cinéma Américain des Années 70, Cahiers du Cinéma, 2006, p.38.


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Publié par Phantasmagory

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2 commentaires sur « Six westerns pour celles et ceux qui n’aiment pas le western »

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