Cette semaine dans les Conseils : Bacurau, Ceux qui travaillent et Port Authority.
Bacurau : Dans un futur proche, les habitants du petit village de Bacurau enterrent leur matriarche Carmelita, âgée de 94 ans. Une série d’événements étranges plonge dès lors la population et les environs dans une spirale macabre et infernale.
Avec son ouverture classique — une femme retourne dans son village natal qu’elle n’avait pas revu depuis un moment pour l’enterrement de sa grand-mère — le film apparaît au premier abord comme une fable sociale. Bacurau est touché par la guerre de l’eau de la région, le village est coupé du monde, peu approvisionné en denrées et en médicaments, et reçoit la visite régulière d’un politicien qui se fiche pas mal du bien-être des habitants tant qu’il est réélu. Une première lecture finalement attendue pour qui s’intéresse au cinéma social. Mais ce tableau possède son lot d’étrangetés qui vont titiller notre curiosité tout au long de l’intrigue. Les cercueils qui s’entassent, le village disparaissant soudainement de la carte… Le réalisateur sème des indices pour ses personnages et ses spectateurs, et ce qui commençait comme un conte moral sur les difficultés quotidiennes d’un village reculé et vulnérable prend le virage du néo-western et dévoile un spectacle de rage et de revanche.
Le village reprend les codes du western et le mêle avec une chasse à l’homme digne des Chasses du Comte Zaroff, sous un soleil de plomb. Dans cette petite communauté avec une allée, une église sur la grande place, le sang est répandu. Cette violence physique n’est qu’un moyen d’extérioriser toute la violence morale, la corruption et la pression gouvernementale accumulée par les populations et qui leur pèsent depuis bien trop longtemps. Les habitants forment la résistance pour survivre face à l’assaillant. Sur un fond de film d’anticipation, la menace est autant écologique que politique : l’eau est précieuse et détenue par les autorités. Face à l’alerte, le cinéaste dépeint un Brésil qui puise sa force dans les traditions : l’union de la communauté, la sagesse des anciens, le dialogue des âmes à travers la transe, qu’elle soit liée à la dance ou à l’absorption de psychotropes…
Pour son troisième long-métrage, Kleber Mendonça Filho réalise une œuvre politique dont la force réside dans son universalité. Car derrière l’attaque musclée de Bacurau se pose la question de la légitimité de pouvoir déloger toute une population. Les villageois crient à l’insurrection et à la survie dans une région, mais surtout un pays, qui bafoue leurs intérêts aux profits d’une classe dominante. C’est l’éternelle rixe du cinéma social qui refait surface sous les traits d’une œuvre visuellement percutante et originale par son genre. Ce voyage hémoglobiné aborde avec frontalité l’absurdité et la dangerosité d’un monde à la dérive qui a perdu le sens du dialogue entre ses occupants. Un prix du jury à Cannes que l’on soutient et recommande. C.L.L
Ceux qui travaillent : Frank, père de cinq enfants, vit pour et par son travail. Alors que son entreprise le force à démissionner, il voit sa vie sous un nouvel angle.
Ceux qui travaillent est le premier long-métrage du cinéaste suisse Antoine Russbach. Il décide de placer son récit dans les frets maritimes, point stratégique et crucial de la mondialisation actuelle. En faisant de Frank, un homme froid et taciturne, entièrement dévoué à son entreprise, qui aime la logistique et les situations compliquées comme il respire, il en fait un maillon fort du système. Il est tellement inscrit dans les rouages de la machine du capitaliste qu’il permet aux spectateurs et spectatrices de comprendre dans son ensemble un monde dans lequel nous vivons, mais ignorons tout — ou décidons d’ignorer tout. Il s’agit d’une critique vitale du système. De plus, il montre le fossé entre l’ancienne et la nouvelle génération. Entre la valeur du travail et la valeur du loisir. Le capitalisme pue dans tous les coins et seule la plus jeune des filles de Frank a encore une innocence et une pureté. Mais comme beaucoup de premiers films, il souffre malgré tout de défauts. Tout d’abord une mise en scène assez neutre, dans les tons gris, qui rend l’ensemble lisse et pourrait s’apparenter à un téléfilm. Ensuite, le récit connaît quelques ralentis et moments d’égarements, qui rendent, sur la fin, le film long. Mais l’interprétation d’Olivier Gourmet — qui tient le long-métrage grâce à sa présence —, la force du propos, ainsi que certaines scènes très bien orchestrées rendent le tout intéressant. M.M
Port Authority : Paul, petit délinquant sans un sous, arrive à New York. Alors qu’il essaye de survivre grâce à des petits boulots, il fait la connaissance de Wye, une jeune femme mystérieuse qui lui fait découvre le milieu underground des bals et du voguing.
Montré à Cannes dans la sélection « Un certain regard », Port Authority a toutes les caractéristiques d’un petit film indépendant d’avantage taillé pour une compétition comme celle du festival de Sundance. Produit par un grand ponte (Martin Scorsese) mais premier essai d’une réalisatrice clairement inspirée par le documentaire, le film adopte un ton et une esthétique naturalistes qui rappellent le travail de cinéastes comme Matthew Porterfield (Sollers Point – Baltimore). Port Authority cultive également un certain amour pour les déracinés sociétaux, sujet chéri du cinéma indépendant américain en confrontant un héros un peu loser à un certain pan de la culture LGBT underground dans lequel ce dernier finira par trouver sa place parmi ceux qui comme lui évoluent au ban de la société.
Pis…ouais bon bein voilà c’est tout un peu tout quoi. « C’est tout » parce que malgré le potentiel apporté par son sujet, Port Authority manque cruellement dans son exécution de fougue et de personnalité. Le film de Danielle Lessovitz a beau être réalisé de manière compétente et bénéficier d’une durée raisonnable, le récit semble perpétuellement traînasser en collant aux basques de son « héros », Paul (Fionn Whitehead, transparent dans tous les sens du terme), qui s’avère être le fail majeur plombant Port Authority. Telle la mauvaise clef que l’on aurait choisie par erreur pour ouvrir le coffre du trésor, on pourra ainsi se demander quelle était la pertinence de choisir ce petit mec blanc hétéro doté du charisme d’une tranche de pain de mie (sans croûte) pour introduire l’univers et les enjeux liés à une scène LGBT majoritairement racisée et haute en couleurs. Résultat, le film passe perpétuellement à côté de ce qu’il avait de plus intéressant à raconter et c’est avec une apathie doublée d’une certaine frustration que l’on en vient à se coltiner le p’tit Paulo tandis qu’il côtoie à l’écran une ribambelle de personnages secondaires dix milles fois plus cools que lui. Parmi eux, Wye – danseuse de voguing – apporte à Port Authority ses quelques moments de grâce. On ne peut qu’espérer que son interprète, Leyna Bloom – qui livre ici une première performance flamboyante -, connaitra un bel avenir cinématographique qui lui permettra de briller sur le devant de la scène. M.P
Clémence Letort-Lipszyc, Marine Moutot et Marine Pallec
Bacurau
Réalisé par Kleber Mendonça Filho, Juliano Dornelles
Avec Sônia Braga, Udo Kier, Barbara Colen
Drame, Thriller, Western, Brésil, France, 2h10
25 septembre 2019
SBS Distribution
Ceux qui travaillent
Réalisé par Antoine Russbach
Avec Olivier Gourmet, Adèle Bochatay, Louka Minnella
Drame, Suisse, Belgique, 1h42
25 septembre 2019
Condor Distribution
Port Authority
Réalisé par Danielle Lessovitz
Avec Fionn Whitehead, Leyna Bloom, McCaul Lombardi
Drame, États-Unis, 1h34
25 septembre 2019
ARP Selection