Stella Jacob travaille depuis presque trois ans chez Diversion cinema, une entreprise leader en France et dans le monde de la création d’espace de réalité virtuelle et de distribution d’expérience immersive. Phantasmagory l’a croisée à la Mostra cette année et de là est parti cet entretien. Retour avec elle sur la réalité virtuelle en France et dans le monde.
« Notre entreprise est vouée à la démocratisation, c’est-à-dire parler aux gens qui ne sont pas forcément intéressés par les nouvelles technologies. »
Phantasmagory : Présente-nous Diversion cinema.
Stella : Diversion cinema est une entreprise née en 2016, à peu près au moment où les premiers masques de VR sont sortis sur le marché français. C’est une entreprise qui a toujours créé des espaces de réalité virtuelle en commençant par le format « VR cinéma » : des séances de 30 min pour plusieurs personnes à la fois. Nous avons un département distribution qui a ouvert en 2018 et qui fait la distribution et la promotion d’œuvres de réalité virtuelle dans le monde entier.
P : Comment se situe Diversion cinema en France ?
S : C’est une entreprise pionnière dans la création d’espace de VR et dans le VR cinema. L’aventure a commencé en 2016 avec l’ouverture du pickupVRcinema. C’était le premier espace de réalité virtuelle en France en 2016. L’organisation du Festival de Cannes est venue les voir et leur a proposé d’installer un espace VR à Cannes. Pickup devient alors non seulement un exploitant de réalité virtuelle mais aussi une société de prestation de service. Les trois associés entrent ainsi de plain pied dans une nouvelle industrie qui suscitent en eux différentes envies. Brice et Hadrien se concentrent sur la production et rejoignent alors d’autres sociétés. Quant à Camille, elle poursuit le projet de diffusion et de prestation initié par pickup. En août 2016, Pickup devient Diversion cinema et fait sa première prestation à la Biennale de Venise. Très vite, il s’agit de se constituer une équipe et Marc, son frère, la rejoint à l’automne 2016. Puis ils ont embauché une troisième personne : c’était moi.
Le VR cinema est donc un concept créé par Camille Lopato et ses associés : l’idée de lancer un ou plusieurs films dans différents masques à la fois pour répliquer une semi-expérience cinéma (par exemple aux Samedis de la VR au Forum des Images). Quand nous avons une salle de 80 personnes et il y a vraiment un effet cinéma car, même si pendant la séance les gens ne se parlent pas, à la fin ils peuvent échanger sur le contenu qu’ils ont vu tous en même temps. Il y a parfois des applaudissements. De plus, cela permet aux spectateurs d’avoir un référentiel — la salle de cinéma — dans l’approche de la réalité virtuelle. C’est l’idée de répliquer, sans vraiment répliquer l’expérience du cinéma.
P : Et toi, Stella, que fais-tu exactement ?
S : Chez Diversion cinema, j’ai fait pas mal de choses puisque je suis arrivée assez tôt. Au début, c’était faire tout ce que Camille et Marc ne faisaient pas : préparer du matériel, lancer les contenus sur les téléphones pendant les séances, gérer la communication… Avec l’évolution de l’entreprise, nous avons accueilli de nouvelles personnes dans l’équipe. Nous sommes six à temps plein, mais il y a également des freelances. Notre équipe peut aller jusqu’à onze personnes sur certains projets.
Maintenant, je m’occupe essentiellement de la communication, mais je continue à être un peu de partout. J’aime faire des prestations, tester des technologies. En ce moment, nous travaillons sur une exposition immersive pour laquelle nous créons des éléments supplémentaires à du contenu VR pour l’augmenter et proposer une expérience plus complète. Là, je suis plus chargée de projet.
Nous développons aussi la borne Viktor Romeo. C’est une structure physique complétée d’une application qui offre aux utilisateurs de lancer eux-mêmes leur film. Pour ce projet, j’ai élaboré avec une entreprise de communication : l’identité de la marque, l’application tablette, le design UX (expérience utilisateur). Cela me permet d’apprendre à faire beaucoup de choses.
« Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur le terme
« expérience immersive », peu importe le type de VR, avec ou sans masque. »
P : Comment définirais-tu la VR ?
S : La réalité virtuelle est une forme hybride. Ce terme existait avant que la technologie existe. Il a été créé par Antonin Artaud dans son traité Le théâtre et son double pour parler de l’espace de la scène. Personnellement, je la définirais comme quelque chose qui se passe dans un masque, c’est-à-dire quelque chose qu’on met sur ses yeux avec deux lentilles pour retranscrire un espace explorable autour de soi.
Il y a un vrai débat aujourd’hui dans le monde de la VR : est-ce que c’est véritablement avec un masque ? Quand c’est dans un masque, c’est de la « réalité virtuelle ». Quand c’est un environnement immersif autour de soi, on parle d’« art immersif ». C’est un peu un mot-valise, les gens mettent dedans ce qu’ils ont envie. Aujourd’hui, nous ne parlons plus de VR mais de XR qui inclut la réalité virtuelle, la réalité augmentée, le mapping…
Ensuite, il y a deux subdivisions dans la VR : la 360° et la réalité virtuelle. La 360° c’est une bulle autour de soi dans laquelle on ne se déplace pas, comme regarder un film. Certains disent que ce n’est pas de la réalité virtuelle, car le spectateur n’interagit pas avec l’environnement autour de lui.
P : Qu’en est-il de la difficulté à trouver des termes adaptés pour désigner les contenus produits pour la réalité virtuelle ?
S : Le terme « réalité virtuelle » a vraiment été mis en lumière en 2014 quand Facebook a racheté Oculus, une entreprise américaine qui a pour secteur d’activité la VR. Le plus souvent, les mots qui reviennent sont « expérience », « œuvre », « film en réalité virtuelle », « jeu vidéo » ou « expérience immersive ». Il y a vraiment un problème autour du terme pour définir l’œuvre. Peut-on garder le terme « film » car des gens du cinéma réalisent de la VR comme on a pu le voir avec Bonfire du réalisateur Eric Darnell ? Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur le terme « expérience immersive », peu importe le type de VR, avec ou sans masque.
P : Comment parler des oeuvres de réalité virtuelle ?
S : Il existe une multitude de VR : il y a le film 360°, l’expérience plus type jeu vidéo, l’expérience plus contemplative (comme L’île des morts) ou plus complexes où tu vas voir tes mains (Porton Down), où des acteurs sont présents en live dans des installations ou encore des escape games avec des masques VR (Eclipse, une mission dans l’espace). Il y a même des escape games où tu as du gameplay asymétrique, c’est-à-dire qu’une personne est en VR et l’autre non (Libérez Emilie). Chez Diversion cinema, nous accompagnons des œuvres qui vont du film 360° ou « films VR » au spectacle immersif avec des acteurs, en passant par des expériences immersives plus proches du jeu vidéo (Fisherman’s Tale ; Kobold) et des installations immersives où des éléments physiques du décor interviennent (Le Cri). Les auteurs sont à la fois influencés par du jeu vidéo, du cinéma, du théâtre immersif. Par exemple, Le Cri est une œuvre co-écrite par la documentariste Sandra Paugram et le designer interactif, Charles Ayats. Leur rencontre a permis cette forme hybride. Et Porton Down de Callum Cooper est à la fois un documentaire, un cinéma d’animation et une expérience immersive grâce au port de la blouse, à l’implication, au bouton et aux résultats à la fin du test. Plus le contenu est hybride et indéfinissable, plus ça montre que la réalité virtuelle est un art en soi.
« Beaucoup de projets ne seraient pas médiatisés s’ils n’avaient pas été en cinéma 360°. »
P : Est-ce que le cinéma 360° a vraiment du sens en tant qu’expérience immersive alors que cela se rapproche finalement beaucoup de ce que fait le cinéma ?
S : Il y a eu une grosse réflexion sur la première personne, notamment en 360°. Est-ce vraiment intéressant ? Ce n’est pas toujours le cas. Par contre, en ce qui concerne la sensation de la présence de l’autre, il y a beaucoup de choses à faire de ce côté là. Dans Traveling while Black, il y a un propos sur le sujet — la difficulté de voyager aux États-Unis en tant qu’Afro-Américain à travers l’Histoire — mais aussi un jeu sur les espaces. Il y a des choses qui sont propres à la VR qui fonctionnent très bien.
La question de l’utilité du cinéma 360° se pose souvent et il peut effectivement avoir un effet impactant lors des premières utilisations. Beaucoup de projets ne seraient pas médiatisés s’ils n’avaient pas été en cinéma 360° et n’auraient pas été récompensés s’il n’avait été question d’un court métrage en 2D traditionnelle.
La réalité virtuelle permet beaucoup plus d’empathie. En 2016, une étude a été menée : une fois sensibilisés par un film VR, les gens avaient plus tendance à donner à une association. On sort le spectateur de ses habitudes en lui proposant quelque chose de nouveau et pour faire sentir la présence des autres autour de lui. Cette différence fait sens.
P : Justement, n’y a-t-il pas eu des dérives par rapport à l’éthique en film 360° : misérabilisme, recherche du choc, gore ? On repense à des sujets aussi difficiles que l’enlèvement des lycéennes par Boko Haram dans Daughters of Chibok et on se dit que la question du point de vue doit être traitée avec beaucoup de précaution. Évidemment, dans ce film-là, c’est tout à fait le cas et il n’y a rien à en redire.
S : Il y a plein de micro-genres qui se sont créés dans la VR avec des sujets favoris, et notamment la question des migrants. C’est un sujet qui a été énormément traité. Alejandro González Iñárritu avait créé une expérience VR pour Cannes 2017, Carne y Arena. On y vivait une arrestation de manière extrêmement sensorielle. On est à la place d’une personne qui passe une frontière mais cela n’est pas dit de manière explicite. Tu touches le sable avec tes pieds, au lever du jour, et l’arrestation de police perturbe cette beauté avec le bruit, la lumière des phares… Tous les sens sont sous le choc. Cette expérience d’un point de vue sensitif a tout son sens en VR. Dans Daughters of Chibok, l’expérience a également du sens car le réalisateur est nigérian et il souhaite raconter les événements de l’intérieur.
Mais oui, il y a eu des dérives avec des films voulant montrer trop de choses horribles. Est-ce que cela a du sens de montrer tant d’horreur au spectateur ? Cela fait penser aux questionnements autour du travelling dans le film Kapo de Gillo Pontecorvo sorti en 1960. En horreur, c’est facile d’aller trop loin, par exemple avec des jump scares (changement soudain dans une image pour effrayer brutalement le spectateur). En VR, c’est plus rude à vivre que devant un film au cinéma. Il y a donc toute une éthique à avoir.
De même, quand tu fais une expérience VR qui ressemble plus à du jeu vidéo, la question éthique se pose : qu’est-ce que ça fait de tuer des gens ? Est-ce que cette impression est renforcée en VR ? La plupart des productions françaises dans lesquelles le spectateur se retrouve à tuer quelqu’un le montrent toujours de manière détournée : on ne tue jamais directement quelqu’un. Elles évitent ainsi de se confronter à cette question-là. Par exemple, dans l’expérience Super hot, le joueur est attaqué par des sortes d’agents secrets et doit se défendre en les tuant. Ces adversaires n’ont pas de visage ni de corps et sont très digitalisés. Montrer l’indicible pose les mêmes questions. Il y a encore un juste milieu à trouver, je pense.
P : Comme la VR se rapproche souvent dans les expériences à du jeu vidéo, beaucoup des contenus sont en animation. Comment les gens se positionnent vis-à-vis de la prise de vue réelle où l’on voit beaucoup plus le pixel ?
S : C’est généralement une des premières critiques que l’on reçoit : la qualité de l’image dans le live action (la 360°). En fait, comme l’environnement graphique est créé par ordinateur dans un masque, quand c’est créé par ordinateur [aka CGI animation : Computer-generated imagery] forcément cela va bien ressortir dans les masques. Tandis ce que la réalité il est impossible de la capter entièrement. Donc le live action perd de la part de marchés parce qu’il est toujours trop pixelisé, les caméras coûtent trop chères, et il y a un travail important de montage.
Aujourd’hui, chose intéressante, on arrive à mélanger les deux techniques puisqu’il existe ce qu’on appelle la volume capture : on utilise une caméra qui à la fois filme et envoie un signal pour capter la forme et les couleurs. Peut-être que la 360° a plus d’avenir avec cette nouvelle technique.
« En horreur, c’est facile d’aller trop loin, par exemple avec des jump scares. En VR, c’est plus rude à vivre que devant un film au cinéma. »
P : Comme tu nous disais qu’il est difficile de trouver des critiques pour parler de la réalité virtuelle, est-ce que tu as une explication ? Comment la VR est-elle vue ? Comme un art ou comme un attraction ? Et qui sont les gens qui critiquent ?
S : La VR est une technologie assez artisanale qui n’est pas encore tout à faire au point. C’est quelque chose que nous adorons mais qui ne correspond pas forcément à ce que les gens attendent. Les budgets sont relativement élevés pour des expériences très peu diffusées. Cela manque encore d’équilibre.
Les critiques écrivent pour des spectateurs et donc la question du lieu de diffusion et de son accessibilité est essentielle, ce qui freine aussi le développement de l’intérêt critique pour la VR. Ensuite, le souci de la terminologie est aussi très présent. Et le troisième problème, c’est qu’on se heurte très rapidement à des questions de technologie et qu’on en vient à confondre technologie et contenu dans le jugement émis. Il y a peut être ce mélange des genres par manque de connaissance mais aussi parce que l’intérêt pour la VR est très vite retombé et tout le monde voulait écrire l’article « pourquoi la VR est-elle morte ? ». Au lieu de se développer de façon exponentielle, elle progresse tranquillement et cela a beaucoup déçu. Les gens voulaient que la VR soit révolutionnaire. Beaucoup d’articles sont apparus à ses débuts du style « la VR va-t-elle tuer le cinéma ? ». Le cinéma n’était qu’une porte d’entrée mais il faut traiter la réalité virtuelle comme un art à part entière.
La VR a vraiment une dimension d’attraction pour les spectateurs. « Est-ce que tu as testé la VR ? » « Oui moi, j’ai testé la VR ». En réalité, ils n’ont testé que quelques contenus et il y a une telle diversité dans la réalité virtuelle que ce n’est pas représentatif. C’est en voyant plusieurs contenus qu’on se rend compte de ce qui nous plaît ou non. Le gros problème aussi c’est que les premiers contenus qui ont été montrés était des expériences de montagnes russes, ce qui était une très mauvaise idée : ça bouge beaucoup, c’est souvent mal filmé et ça rend malade. Finalement la VR a souffert de son propre succès.
P : Et l’avenir de la VR, comment le vois-tu ?
S : Notre entreprise est vouée à la démocratisation, c’est-à-dire parler aux gens qui ne sont pas forcément intéressés par les nouvelles technologies. Le public type « jeune homme de 15 à 35 ans » ne nous intéresse pas, car c’est celui qui est le plus visé. On essaye d’aller vers les autres publics via la démultiplication des lieux de VR, les spectacles, les expositions pour montrer la réalité virtuelle comme un art à part entière. L’idée est de mieux distribuer les oeuvres avec de vrais plans marketing, de vrais ajouts à l’œuvre, comme pour Ayahuasca (Kosmik Journey) de Jan Kounen que nous sommes en train de développer en ce moment. L’expérience mérite vraiment d’être présentée en expliquant tout le contexte culturel qui existe autour de l’ayahuasca car sinon elle se réduirait à un trip un peu étrange.
Le but de notre travail sur la VR aujourd’hui c’est d’attirer plus de personnes. Pour Ayahuasca, nous travaillons en ayant en tête un public-cible technophobe, même si ce ne sera pas forcément le cas. Ça touchera aussi des personnes qui s’intéressent aux cultures précolombiennes, aux médecines alternatives, au voyage… Et c’est typiquement un public potentiellement réticent à la société de consommation et aux nouvelles technologies. Comment fait-on pour intéresser ces personnes là ? Il faut leur montrer que la VR a son intérêt. Il faut leur proposer des expériences qui leur correspondent. Pour moi, Le Cri est une expérience parfaite pour ça, car elle fait jouer le spectateur avec l’oeuvre, elle délivre une analyse du tableau qui résonne profondément avec la société et elle a une référence que tout le monde connaît : le tableau d’Edvard Munch. Même si tu n’aimes pas la VR, tu peux être attirée par cela.
Évidemment le futur de la réalité virtuelle c’est aussi tout ce qui n’existe pas encore et qui va arriver avec les nouvelles technologies. Et notamment dans l’art du spectacle, il y a beaucoup de choses à faire en VR par rapport à la présence ou la disparition de l’acteur.
Manon Koken et Marine Moutot
Pour aller plus loin : les découvertes VR de Phantasmagory à la Mostra 2019
Glossaire
Réalité virtuelle : VR (Virtual Reality)
Leap Motion : capteur permet aux personnes de voir leurs mains
Live Motion : la 360°
Volume Capture : utilisation d’une caméra qui à la fois filme et envoie un signal pour capter la forme et les couleurs
CGI animation (Computer-generated imagery) : effets spéciaux réalisés par ordinateur
Sensor : capteur. Il en existe plusieurs types qui permettent aux spectateurs d’interagir avec les éléments autour de lui
Réalité augmentée : insertion d’images de synthèse sur des images du monde réel grâce à l’appareil photo d’un téléphone portable ou à des lunettes vidéo spécifiques.
Mapping : animation visuelle projetée sur des structures en relief
Toucher : gants à retour haptique qui répliquent des textures (en développement, aucune expérience ne le fait pour le moment)
Tracking : capteur extérieur qui suit le joueur pour qu’il reste dans la zone délimitée (évite de rentrer dans des murs ou de sortir du jeu)
Son spatialisé : action de créer l’illusion de la localisation d’un son. La VR joue beaucoup sur cela pendant les expériences.
Théâtre immersif : suppression de la barrière entre le public et les acteurs et interaction du public dans le récit.