Une femme s’évanouit de manière théâtrale, un objet roule doucement au sol en gros plan, des inconnus fomentent un plan machiavélique juste à côté des concernés… Le cinéma est rempli de motifs, parfois récurrents, qui intriguent et s’impriment dans nos esprits. Le deuxième mardi de chaque mois, nous vous proposons le défi “Un bon film avec…” : chaque rédactrice dénichera un film en lien avec un thème (plus ou moins) absurde mais qui vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ces images s’imposent-elles ? Quel sens recouvrent-t-elles dans notre imaginaire ? Et dans l’œuvre ? Les retrouve-t-on dans un genre précis ? Comment deviennent-elles des clichés ?
Il nous semblait avoir déjà rencontré ce motif à plusieurs reprises. On imagine bien, dans une comédie, un personnage prétendre qu’il est injoignable. Dans une comédie romantique, le numéro non attribué pourrait être un ressort pour pousser un des protagonistes à courir jusqu’à la gare (Weekend, Andrew Heigh, 2011) ou le toit d’un immeuble (Nuits blanches à Seattle, Nora Ephron, 1993) afin de rattraper son autre moitié et lui avouer ses sentiments — ici des cas typiques, mais sans téléphone malheureusement. Dans un drame, cela signifierait la perte d’un proche ou d’un ami perdu de vue.
Dans le genre du thriller, le téléphone peut être une source de stress : quand le protagoniste n’arrive pas à joindre son coéquipier, le spectateur pense alors à un malheur. Lors d’une prise d’otage, la rançon est souvent demandée au téléphone, ce qui permet parfois à la police de pister le kidnappeur. Le téléphone sert aussi à espionner : n’est-ce pas le premier réflexe à avoir que de vérifier s’il n’y a pas des mouchards quand on arrive quelque part (Sale temps à l’hôtel El Royale, Drew Goddard, 2018) ? Dans The Guilty (Gustav Möller, 2018), le téléphone est le seul moyen qu’a l’agent Asger Holm de rester en contact avec Iben. La jeune femme a été kidnappée et appelle le service d’urgence de la police. Le spectateur reste tout le long du film avec Asger et ne quitte jamais la salle où il travaille. L’action se passe essentiellement en hors-champ grâce à la voix de la jeune femme. Le stress monte de plus en plus au fur que la femme devient de moins en moins joignable.
Chez David Lynch, les téléphones sonnent, longtemps, sans que personne n’y réponde. On pense à Mulholland Drive (2001), dans lequel ce motif apparaît plusieurs fois. Mais surtout à Lost Highway (1997), avec sa célèbre scène dans laquelle Fred, le personnage principal, croise, lors d’une soirée, un “homme mystère”. Celui-ci prétend être au même moment dans sa maison, et l’invite à appeler chez lui. Fred s’exécute, l’homme mystère lui répond, avant que son rire sardonique n’emplisse le combiné. Une scène glaçante qui nous rappelle que le cinéma de genre s’empare bien souvent du téléphone pour pimenter ses séquences. “Do you like scary movies?”, demande le tueur à Casey dans Scream (Wes Craven, 1996). L’intrigue de ce slasher repose sur un jeu du chat et de la souris entre un meurtrier masqué et une jeune femme terrorisée qui avait annoncé dès le début de l’échange à son interlocuteur qu’il s’était trompé de numéro.
Si le téléphone est bien présent dans de nombreux films et les personnages souvent injoignables, les numéro y sont rarement non attribués. On y trouve plus souvent la mention de “faux numéro” ou la voix préenregistrée du répondeur. Dans Raccrochez, c’est une erreur (Sorry, Wrong Number, Anatole Litvak, 1948), une simple phrase, celle qui donne son nom au film, prononcée par un meurtrier, vient signifier la mort d’un protagoniste. “Faux numéro”, “C’est une erreur”, “Numéro non attribué”, peu importe la phrase choisie, les mots prononcés sont ici un message à destination de l’appelant et un signe pour le spectateur : un meurtre a été commis.
Si les sms et les téléphones font partie intégrante de nos vies actuelles et beaucoup de films incorporent ce moyen de communication à leur récit (sms écrit directement sur l’écran…) : nous pouvons citer Boulevard de la mort (Quentin Tarantino, 2007), avec sa scène dans laquelle Julia échange des sms avec son petit ami au son du bouleversant morceau de Pino Donaggio ou encore Celle que vous croyez (Safy Nebbou, 2019) où Claire, 50 ans, se fait passer pour une jeune femme d’une vingtaine d’années pour séduire Alex, un homme de 28 ans. Dans Her, le cinéaste américain nous parle de l’addiction et du couple à travers les téléphones. Nous vous en parlons dans ce défi.
Et n’oubliez pas de voter à la fin de l’article pour le prochain défi !
Her, Spike Jonze, 2013
Theodore écrit des lettres pour d’autres personnes. Alors qu’il vit une rupture douloureuse, il acquiert un nouveau système informatique qui s’adapte à son utilisateur. Il fait la connaissance de Samantha, un programme drôle et inventif. Peu à peu, ils tombent amoureux et apprennent à vivre cette relation malgré leur différence.
Le film Her, sorti en 2013 sur nos écrans, a fait l’effet d’un raz-de-marée. Cette romance futuriste, signée par le cinéaste Spike Jonze — Dans la peau de John Malkovich (Being John Malkovich, 1999), Max et les maximonstres (Where The Wild Things Are, 2009) — met en scène Joaquin Phoenix en Theodore et Scarlett Johansson en Samantha, voix envoûtante, sensuelle et douce. Nous revenons pour notre défi sur ce film culte des années 2010.
La scène en question est à la fin du film, quand Theodore n’arrive pas à joindre Samantha. Celle-ci avait toujours été présente dans sa vie à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Leur relation a évolué et ils ont atteint un équilibre, peut-être un peu précaire, mais qui a l’air de les satisfaire. Ainsi quand son appel n’arrive pas à destination, il y a comme un moment de panique qui se fait ressentir tant dans la vie du personnage que dans la mise en scène. Toute la séquence va être une prise de conscience pour Theodore qui réalise que ce qui semblait être « à lui » lui échappe. Explications.
Theodore revient d’un voyage à la montagne qu’il pensait passer avec la voix de Samantha, leurs vives discussions et la neige. Mais celle-ci vient de faire la connaissance d’un scientifique et, ensemble, ils explorent de nouveaux univers et de nouvelles perceptions qu’elle n’arrive pas encore à bien cerner. Elle lui demande donc l’autorisation d’être seule. Theodore se montre compréhensif, mais est blessé par cette nouvelle, voire vexé. C’est sans doute pour cette raison qu’il essaye de se mettre, peu de temps après, à la physique, pour se rapprocher d’elle, sans savoir qu’il est déjà trop tard.
Au début de la scène, en pleine lecture, Theodore met son oreillette machinalement et parle à Samantha. Il ne dit pas bonjour. Plongé dans le fil de sa pensée, Samantha en est la prolongation. Il n’y a donc pas besoin de formalité.
Lorsqu’elle ne répond pas, il est dans l’incompréhension. Il touche son oreillette pensant à un bug, puis il prend son petit téléphone qui affiche : Operating system not found — c’est le numéro non attribué du futur. La caméra fait un zoom lent pour se resserrer sur son visage. Sa respiration se fait plus forte, son pouls s’accélère. Il part en courant, toujours le portable à la main, vers son ordinateur qui expose le même message sur un fond rouge orangé avec un gros point d’interrogation qui se mélange avec le symbole de l’infini : Operating system not found. Que faire ? Il appelle sans cesse Samantha qui ne lui retourne que la sonnerie : échec de l’appel. Il sort dans la rue, court sans cesser de fixer son portable. Il tombe, chute, mais ne quitte jamais des yeux l’écran. Les gens l’aident, lui demandent si ça va, il ne voit rien, il n’entend rien. Seulement le bruit du silence que lui renvoie son écouteur. Étrange maladie dont nous sommes finalement tous atteints. Ce Operating system not found est le malaise de toute une génération et des suivantes : l’échec d’être connecté à l’autre à travers son écran. Theodore sans Samantha est paniqué. Cela renvoie tout d’abord à la perte de l’être aimé, mais le récit va plus loin qu’une simple romance, il parle d’une addiction totale. Finalement, l’affolement de Theodore sera de courte durée et Samantha bientôt de nouveau connectée. La course vers nulle part de Theodore s’arrête au son de sa voix. Il s’assoit comme si ses jambes ne pouvaient plus le porter.
Puis c’est comme si son cerveau se remettait à fonctionner normalement. Il prend conscience des gens autour de lui, alors que Samantha lui parle à l’oreille. Lui-même se reconnecte au monde. Cet instant de panique, les réponses que lui apporte Samantha sont tant de choses qui lui font réaliser que quelque chose ne va pas. Quand il pose la question fatidique : parles-tu avec d’autres personnes ? Oui. Combien ? 8 316 autres. En aimes-tu ? Oui. Combien ? 641. C’est le choc. Samantha essaye de lui expliquer que cela ne change rien aux sentiments qu’elle éprouve pour lui, qu’au contraire ils sont encore plus forts. Il ne peut faire rien d’autre que lui répondre qu’elle est sa propriété, qu’elle est égoïste. Cela n’a aucun sens pour lui : « You’re mine or you’re not mine ! – No, Theodore, I am yours and I am not yours. » La différence qui les sépare est trop grande. Il ne peut pas comprendre l’étendue de son univers et elle n’arrive pas à lui expliquer. Les mots, créés par les hommes, sont trop faibles. Pour Theodore, Samantha, à ce moment précis, est un système informatique et une femme qui lui échappe. Il n’a plus le contrôle.
Cette séquence qui commence comme un abandon, tant de la « fidélité » technologique — qui semble ne jamais faire défaut et quand c’est le cas c’est la panique — que la disparition de l’être aimé, finit par une véritable discussion sur la fidélité, mais également la défaillance de l’homme face à la technologie. Theodore ne pourra jamais comprendre l’espace qui se trouve entre les mots de son histoire d’amour avec Samantha. Il n’a pas les codes, les capacités pour cela. Samantha, en grandissant, en acquérant une volonté, une conscience, de l’intelligence ne peut pas comprendre que l’homme et la femme sont bloqués dans un corps et une conscience finie. Pour Theodore, Samantha sera toujours reliée au monde physique à travers son portable, son oreillette, alors qu’elle s’échappe au-delà de la matière, laisse les hommes et les femmes seul.e.s à nouveau avec leurs sentiments et les autres autour d’eux. Operating system not found est le signal d’alarme. Le code rouge de notre addiction à la technologie.
Marine Moutot
Her
Réalisé par Spike Jonze
Avec Joaquin Phoenix, Amy Adams, Rooney Mara et la voix de Scarlett Johansson
Drame, Romance, Science-Fiction, États-Unis, 2h06
2013
Wild Bunch Distribution
Ont également participé à ce défi : J. Benoist, Lucie Dachary et Clémence Letort-Lipszyc.
Retrouvez nos prochaines pépites le mardi 14 janvier 2020. Nous vous proposerons plusieurs bons films dans lesquels un enfant fait un dessin inquiétant.
Vous aussi, mettez-nous au défi de dénicher des films en rapport avec votre thème, en votant pour le Défi #9 avant le 13 janvier 2020. Vous pouvez également proposer de nouveaux thèmes en commentaire ou sur les réseaux sociaux.
3 commentaires sur « [DÉFI] Un bon film avec « Le numéro que vous demandez n’est plus attribué » »