En 1868, sort Les Quatre filles du Docteur March (Little Women) de Louisa May Alcott (1832 – 1888). Il s’agit de son deuxième roman à destination des jeunes filles. L’ouvrage a un tel succès — et reste aujourd’hui son livre le plus connu — qu’elle écrit une suite : Le Docteur March marie ses filles (Good Wives) en 1869, puis Le Rêve de Jo March (Little Men : Life at Plumfield with Jo’s Boys, 1871) et La Grande Famille de Jo March (Jo’s Boys, and How They Turned Out, 1886).
L’histoire des Quatre filles du Docteur March se déroule durant la Guerre de Sécession (1861 – 1865), que Louisa May Alcott a connue en tant qu’infirmière. Elle a toujours défendu la liberté des hommes et des femmes et par conséquent toujours été contre l’esclavagisme. Cela se ressent dans ses romans et c’est pour cette raison que le Docteur March est à la guerre — son père était également absent, mais en raison d’alcoolisme et de violence. Ses sources d’inspirations sont ses sœurs, sa famille et ses amis. Beaucoup affirment qu’elle s’est décrite sous les traits de Jo, enfant sauvage et espiègle, qui refusait de s’acclimater au sort réservé aux femmes de son époque. Si le roman a un tel succès, c’est que peu d’ouvrages s’intéressent aux jeunes filles. Les quatre protagonistes décrites sont, de plus, toutes différentes et ont des aspirations et désirs propres, ce qui permet aux lectrices de s’identifier plus facilement. De plus, l’ouvrage, malgré son ton joyeux, parle de sujets sérieux et graves qui sont le quotidien de beaucoup de familles. Découpé en chapitres, des thèmes différents y sont développés. Bien que ces histoires pourraient être indépendantes les unes des autres, elles sont reliées par un fil conducteur : les filles March grandissent. De chapitre en chapitre, les lectrices et lecteurs sont amenés, avec didactisme, à apprendre des leçons de vie. Par exemple quand Amy se moque de son professeur et se fait punir. Elle revient chez elle les mains marquées au sang par la règle de son enseignant. La mère scandalisée la retire de l’école, car la violence appelle la violence, mais punit également Amy pour s’être mal comportée.
Par la suite, le roman connaît une profusion d’adaptations. Outre les films sortis au cinéma, dont nous allons vous parler, de nombreux téléfilms ont été diffusés. Nous pouvons citer celui de 1979 de David Lowell Rich, mais dès 1958, une série américaine voit le jour. Un manga coréen, Mes chères filles (2007), reprend les mêmes personnages mais change les histoires, une série télévisée japonaise est réalisée dans les années 1980, une comédie musicale américaine existe également. Mais cela ne s’arrête pas là : notre époque aussi reprend le roman pour créer de nouvelles formes. The March Family Letters est une web-série créée en 2014 qui met en scène les quatre filles au XXIe siècle et en 2012 le téléfilm, Le Noël des sœurs March (The March Sisters at Christmas), est une adaptation moderne de l’intrigue. C’est une histoire qui voyage à travers les époques et les pays pour devenir universelle et intemporelle, preuve de la richesse de l’ouvrage.
À l’occasion de la sortie de la nouvelle adaptation des Filles du Docteur March par Greta Gerwig, retour sur les quatre longs-métrages sortis au cinéma.
Hollywood s’empare des Quatre Filles du Docteur March – versions de 1933 et 1949
En 1918, alors que le cinéma est encore muet, une première adaptation du roman de Louisa May Alcott est filmée. C’est le cinéaste anglais Harley Knoles qui tourne pour Hollywood cette version qui est aujourd’hui difficilement trouvable, voire introuvable.
Le roman peut être qualifié de féministe, même si aujourd’hui la morale qui ressort de chaque aventure peut paraître un peu dépassée : par exemple, quand la mère dit à Jo qu’elle était comme elle avant — sauvage — mais que, grâce à son mari, elle a appris à se contrôler. Pour elle, Jo aussi doit apprendre à être une bonne femme dans la société. Pourtant, ce même livre met en avant beaucoup de choses que la société de l’époque n’acceptait pas : le droit de ne pas faire un bon mariage, mais un mariage d’amour, ou encore la liberté pour une femme de choisir ce qu’elle veut faire. Louisa May Alcott était pour l’émancipation de la femme dans la société. Elle ne s’est elle-même jamais mariée — la version de 2019 le laisse entendre. Sa force est de décrire des personnages qui se complètent et ne se ressemblent pas, mais qui s’aiment réellement. Nous sommes bien loin du stéréotype de la petite fille sage uniformisée qui pouvait exister dans la littérature de l’époque.
Alors qui mieux que George Cukor, cinéaste sans doute le plus féministe d’Hollywood, pour réaliser en 1933 pour le grand écran Les Quatre filles du Docteur March ? Metteur en scène de théâtre dans les années 1920, il passe au cinéma dans les années 1930. En l’espace de trois ans, il réalise douze longs-métrages dont Héritage (A Bill of Divorcement, 1932) et Haute Société (Our Betters, 1933). Le scénario, signé par Sarah Y. Mason — qui remporte un Oscar pour ce film – est très fidèle à l’ambiance du roman et à sa morale. Alors que le titre et le générique apparaissent sur une image d’Épinal de la neige — et de la maison pour 1933 et des quatre filles pour 1949 — les deux films commencent par le portrait des membres de la famille.
En 1933, le cinéaste montre d’abord la mère qui donne de son temps pour aider les soldats qui partent à la guerre, puis Meg, Jo, Amy et enfin Beth. Il s’applique à bien les cerner comme le fait Louisa May Alcott dans son roman. Jo March, personnage considéré comme principal dans la plupart des adaptations, est interprété par Katharine Hepburn. Fidèle à elle-même, l’actrice connue pour ses interprétations de personnages hors-normes semble parfaite pour jouer Jo March, l’enfant sauvage de la famille. Pourtant, elle n’arrive pas réellement à incarner Jo : elle a un comportement presque trop enfantin pour son corps d’adulte. L’ensemble du film crée un décalage entre le caractère et le physique des protagonistes, ce qui donne à cette version quelque chose d’étrange. Cela est particulièrement frappant avec Beth, jeune sœur fragile et malade, qui est là assez pimpante dans un corps de femme de 20 ans.
La version de 1949 est réalisée par Mervyn LeRoy (Prisonniers du passé – Random Harvest, 1942). C’est June Allyson qui campe fièrement Jo March, tandis que Janet Leigh (Psychose, Alfred Hitchcock, 1960) interprète l’aînée Meg et Amy est jouée par Elizabeth Taylor (Cléopâtre, Joseph Leo Mankiewicz, 1963). Un beau casting qui réunit toutes les futures stars du studio MGM pour un long-métrage en Technicolor. Sarah Y. Mason est de nouveau au scénario avec la collaboration de son mari Victor Heerman et Andrew Solt. Cela explique sans doute la très grande ressemblance avec la version de 1933. Cependant, tandis que la relation détaillée dans le roman entre la mère et Jo a totalement disparu du film de 1933, elle est ici beaucoup plus présente. Une des scènes qui n’est pas écrite de la même manière dans le livre mais qui apparaît au même moment et presque à l’identique dans les deux longs-métrages est la séquence du bal. Alors que, dans le roman, Meg et Jo vont seules chez une dame de la haute société, elles sont ici accompagnées d’Amy et Beth et le bal se déroule chez les Laurence. Cela permet ainsi au tuteur de Laurie, Monsieur Brook, d’arriver plus rapidement dans l’histoire et de développer un peu plus vite la relation qu’il entretient avec Meg — ils finiront par se marier au grand dam de Jo dans le livre et dans toutes les versions cinématographiques. Par ailleurs, les quatre versions ne s’arrêtent pas au premier ouvrage de Louisa May Alcott, mais vont jusqu’à la fin du second roman, sorti en 1869 — quand Jo vient de publier son premier livre.
Ces deux versions sont extrêmement fidèles au roman et à la morale qui s’en dégage. Des raccourcis sont opérés — comme pour la séquence du bal — et des personnages secondaires supprimés, mais cela n’altère en rien l’intrigue. Les deux films sont centrés sur le personnage de Jo, mais en 1949, Amy est également plus développée. Ils se terminent sur un plan de la maison alors que Jo vient de donner sa main au professeur Bhaer.
1994 : Après 45 ans, que reste-t-il des sœurs March ?
Alors que la télévision s’est emparée du roman dans les années 1970 et 1980, le cinéma n’a pas cherché à actualiser la version de 1949. L’adaptation de 1994 est la première à être réalisée par une femme, tous médias confondus et reste aujourd’hui la plus populaire de toutes — celle de Greta Gerwig prendra-t-elle sa place ?
L’Australienne Gillian May Armstrong (Ma brillante carrière – My Brilliant Career, 1979) adapte le roman de Louisa May Alcott. À ses côtés, l’Américaine Robin Swicord signe le scénario. Si le casting de 1949 brillait déjà beaucoup par son talent, il n’est rien en comparaison de celui de 1994. Au générique : Winona Ryder (Jo), Susan Sarandon (la mère), Kirsten Dunst (Amy jeune), Christian Bale (Laurie), Gabriel Byrne (le professeur Bhaer) et pour la première fois à l’écran : Claire Danes (Beth).
Cette nouvelle adaptation est également très fidèle au roman, mais sélectionne des passages laissés de côté par les deux précédentes versions. En effet, les quatre sœurs ont créé un groupe de gentlemen : Le Pickwick Club. Elles se retrouvent dans le grenier pour y écrire des articles et parler de l’actualité de leur communauté. Alors que l’aspect théâtre du club est dans les deux autres films, le reste disparaît totalement. Dans le nouveau long-métrage, les filles sont déguisées en hommes et parlent avec des voix graves. Nous pouvons comprendre pourquoi cela a été supprimé auparavant : ce n’était pas très bien vu de voir des jeunes filles habillées avec des vêtements d’homme. Le film prend également plus de liberté avec le message qu’il transmet. En gardant, la séquence du Pickwick Club le récit aborde la question du genre et de la place de la femme dans la société de manière très frontale. Le personnage de Jo est souvent montré comme sauvage parce qu’elle court, jure ou encore met les mains dans ses poches. En gros : elle ne se comporte pas comme une fille sage. En déguisant toutes les filles March, même Amy qui est très coquette ou Meg qui est douce et mesurée, la romancière montrait déjà l’étendue de leur imagination et leur désir d’émancipation. C’est d’ailleurs pour cette raison que Jo ne veut pas grandir et voir Meg se marier. Elle souhaite rester à jamais dans cette maison où elles peuvent faire tout ce qu’elles veulent et pas seulement être une bonne mère ou une bonne épouse. Le film d’Armstrong le saisit très bien.
Une fois de plus, cette version prend Jo en personnage principal et en fait la narratrice. Une voix off permet aux spectateur.trice.s de comprendre les sentiments de Jo et donc, par prolongement, de mieux faire comprendre l’époque de l’histoire, la rendant ainsi plus contemporaine. La mère est également beaucoup plus présente, mais en lieu et place de discours moralisateurs sur comment bien se comporter en société, le scénario ne garde que les moments où elle parle de la liberté de choisir. Son discours est beaucoup plus centré sur la manière dont le monde fonctionne et ce qu’on attend d’une jeune femme : elle ne le leur dit pas forcément pour qu’elles s’adaptent, mais bien pour qu’elles tentent de le changer. Bien que le film se termine par la traditionnelle scène où Jo prend les mains du Professeur Bhaer, ainsi qu’un plan sur la maison, cette version résonne de manière plus forte et plus touchante avec nos sensibilités de spectateur.trice.s modernes.
Une nouvelle version pour une nouvelle génération
Greta Gerwig, connue pour son rôle dans Frances Ha (Noah Baumbach, 2012) et pour son film Lady Bird (2017), a réalisé et scénarisé pour la cinquième fois au cinéma Les Quatre filles du Docteur March. Avec son casting brillant — Saoirse Ronan (Jo), Emma Watson (Meg), Florence Pugh (Amy), Timothée Chalamet (Laurie) et Louis Garrel (Professeur Bhaer) — ce nouveau film propose une vision à la fois neuve, dans le découpage temporel de l’intrigue, et profondément proche du roman de l’autrice dans les discours et séquences choisies — parfois au mot près.
Dès les premières scènes, le spectateur se retrouve plongé in medias res, à un moment de l’intrigue plus proche de la fin que du début : Jo va vendre sa première nouvelle au Volcano Weekly. S’en suit une série de flashbacks qui viennent ponctuer le film et remontent aux origines des liens qui unissent les personnages. Le public familier des adaptations qui suivent plus fidèlement la chronologie du roman peut s’en trouver un peu décontenancé, mais cette innovation permet de saisir l’intrigue sous un autre angle et, surtout, de faire preuve d’originalité tout en conservant l’authenticité du récit. Greta Gerwig parvient alors à attiser notre curiosité sur ce qu’elle choisit de mettre en lumière, ou non, du texte original. Certaines scènes, notamment celle du bal où Jo et Meg font la connaissance de Laurie, se déroulent presque exactement comme dans le roman. On ne se contente plus ici de suivre les aventures des sœurs March, mais on constate leur évolution de jeunes filles à jeunes femmes. La réalisatrice prend le temps de développer tous les personnages et, quand bien même Jo reste la protagoniste centrale, nous voyons aussi Amy, Meg et Beth dans la continuité de leur vie. Chaque femme est respectée dans les choix qu’elle fait et aucune d’elles n’est jugée. Il est par ailleurs intéressant de voir comment est développé le personnage d’Amy, qui passe de coquette à une femme mature qui comprend le peu de choix que lui offre la vie : faire un beau mariage pour subvenir au besoin de sa famille et non un mariage d’amour.
La réalisatrice choisit de nous montrer toute la modernité que constituait le roman de Louisa May Alcott pour son époque. Dans la première scène, nous voyons Jo entrer dans un bureau de rédaction afin d’y faire publier ses nouvelles, et tout au long du scénario elle apparaît comme le symbole de la working girl d’aujourd’hui, pleine d’énergie, d’audace et à l’indépendance incontestable. La cinéaste nous fait d’ailleurs un joli pied de nez à la fin de son film : dans la première version du roman que propose Jo à son éditeur, l’histoire s’arrête lorsque Jo vient de publier son roman et n’essaie pas de rattraper Friedrich avec qui une histoire d’amour aurait pu voir le jour. Mais très vite l’éditeur l’interrompt et lui explique que l’histoire ne peut pas se finir ainsi, que ça ne se vendra pas si son héroïne (elle-même) ne laisse pas une petite chance à son histoire avec Friedrich. Greta Gerwig propose ici une alternative à la fin traditionnelle (ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants…) : Jo aurait très bien pu choisir de rester seule et de se consacrer à l’écriture, et quand bien même elle ne le ferait pas, on la sait trop indépendante pour qu’une histoire d’amour l’empêche de faire quoi que ce soit. D’autant plus que nous savons que Jo est en grande partie la représentation de l’écrivaine elle-même : à l’instar du personnage qu’elle a créé, Louisa May Alcott a trois soeurs, dont l’une est artiste-peintre comme Amy. Tout comme Jo, elle a commencé à écrire des histoires dès son plus jeune âge. Avec ses soeurs, elle aussi a dû travailler très jeune afin de subvenir aux besoins de leur famille. Ainsi Louisa May Alcott écrit son histoire à travers Jo qui elle-même écrit son histoire et celles de ses soeurs, double mise en abîme que Greta Gerwig a su habilement retranscrire à l’écran.
La dernière version de Greta Gerwig s’ouvre et se ferme sur la reliure du roman Little Women. Cette mise en scène symbolique met en avant l’ouvrage écrit par une femme et les chemins qu’elle a dû prendre pour en arriver là. Elle nous montre l’émancipation de la femme et son importance. En adaptant une nouvelle fois ce roman, la cinéaste américaine prouve la nécessitée de montrer aux nouvelles générations cette histoire. Quand elle écrit en 1868, Les Quatre filles du Docteur March, Louisa May Alcott avait-elle conscience qu’elle écrivait un roman intemporel en racontant sa propre histoire ?
Marine Moutot et Amandine Eliès
Les Quatre filles du Docteur March
De Louisa May Alcott, 1868
Les Quatre filles du Docteur March
Réalisé par George Cukor
Avec Katharine Hepburn, Joan Bennett, Frances Dee
Comédie dramatique, États-Unis, 1h55
1933
Les Quatre filles du Docteur March
Réalisé par Mervyn LeRoy
Avec June Allyson, Janet Leigh, Elizabeth Taylor
Comédie dramatique, États-Unis, 2h01
1949
Les Quatre filles du Docteur March
Réalisé par Gillian Armstrong
Avec Winona Ryder, Susan Sarandon, Kirsten Dunst
Drame, États-Unis, 1h55
1994
Les Filles du Docteur March
Réalisé par Greta Gerwig
Avec Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh
Drame, États-Unis, 2h15
1er janvier 2020
Sony Pictures Releasing France
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