[CRITIQUE] Dark Waters

Robert Bilott travaille, depuis 8 ans, en tant qu’avocat d’affaires pour de grosses compagnies industrielles, dans le cabinet Taft à Cincinnati (Ohio). Un fermier de Parkersburg (West Virginia), Wilbur Tennant, suspecte l’entreprise DuPont de déverser des produits toxiques à côté de sa propriété. Sur les conseils de la grand-mère de Robert Bilott, il vient lui demander de l’aide. Celui-ci découvre bientôt que la région de son enfance est polluée depuis des dizaines et des dizaines d’années par le PFOA…

/!\ Cet article peut contenir quelques spoilers. /!\

David contre Goliath

Mark Ruffalo découvre en 2016 l’article de Nathaniel Rich : « The Lawyer Who Became DuPont’s Worst Nightmare ». L’acteur, militant engagé sur les questions écologiques, produit, avec sa société Participant, des longs-métrages aux histoires fortes et qui peuvent se révéler d’utilité publique (en 2015, il est interprète et producteur de Spotlight, Oscar du meilleur film, sur la pédophilie au sein de l’Église catholique). Il propose, alors, à Todd Haynes de réaliser un film autour de l’affaire DuPont. Connu pour ses choix osés dans ses réalisations, il accepte tout de suite. Que ce soit dans le biopic sur Bob Dylan, I’m not there (2007) où une palette d’acteurs et actrices incarnait le musicien, ou encore dans Velvet Goldmine (1998) autour du Glam Rock et de son univers très coloré, il a su marquer son univers cinématographique par des cadrages ingénieux.
En choisissant d’adapter l’article du New York Times, Todd Haynes s’attaque à un genre qu’il a toujours affectionné : le genre de la dénonciation. Ce genre, peu connu, s’appuie sur le schéma assez simple de David contre Goliath : un homme ou une femme face à une institution plus puissante que lui. Parmi les grands classiques de ce genre, nous trouvons : la trilogie d’Alan Pakula dont Les hommes du président (All the President’s Men, 1976) autour de Watergate ou encore Erin Brockovich (2000) de Steven Soderbergh qui relate un scandale de pollution des eaux potables à Hinkley (Californie). Mais plus que la résolution de l’affaire, c’est les personnages qui s’attaquent à ces compagnies qui intéresse le réalisateur. Robert Bilott est un monsieur tout le monde. Ce sont les raisons pour lesquelles il a décidé de changer de camp, les motivations qui lui ont permis de continuer qui le rendent si humain (face à ces géants sans visage qui pour des dollars privent des millions de gens d’une vie saine) qui passionnent le cinéaste. De plus, l’histoire, digne d’un film d’horreur, devait être exposée au plus grand nombre.

Le sujet, problématique centrale du long-métrage, est le PFOA, aka C8, alias perfluorooctanoate ou encore le Téflon. Regarder autour de vous, il y a sûrement du Téflon présent à vos côtés, voire en vous (comme 99 % des personnes sur cette planète). Utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, cet agent modifié par l’homme a envahi dès les années 1960, les foyers américains, puis du monde. Révolutionnaire, il est imperméable et est employé dans de nombreux objets du quotidien, dont les poêles. Ce produit chimique qui ne se détériore pas dans la nature ni dans le corps humain ne fait l’objet d’aucune réglementation (c’est encore le cas aujourd’hui) et il est pourtant extrêmement nocif pour l’être humain, les animaux, la planète. Grâce au travail acharné de Robert Bilott, il a été découvert qu’il est la cause de cinq cancers (pour n’en citer que deux : des reins et des testicules). Mais le pire dans cette affaire est que l’entreprise DuPont est au courant dès 1961 que le C8 est dangereux, mais les milliards de dollars rapportés comptent plus que les femmes et les hommes qui souffrent. Avec une acuité et une intelligence, le récit reprend étape par étape le cheminent de l’avocat qui découvre avec effroi cette vaste manipulation, mais surtout son combat pour révéler au grand jour les agissements du groupe. Durant tout le film, le spectateur prend également conscience comment s’inscrit l’entreprise DuPont dans la communauté : elle a créé un centre socioculturel, un parc, des routes portent son nom, mais c’est surtout le premier employeur de la région. Ainsi, sans une législation forte venant de l’État, les hommes et les femmes de ces villes ont le choix entre mourir de faim ou mourir à petit feu en ayant un emploi et de quoi nourrir leur famille (mais comme vous vous en doutez avec Trump qui est arrivé au pouvoir en 2016, cet État laisse plutôt le champ libre aux entreprises comme DuPont). Alors quand bien même que l’avocat Robert Bilott ait réussi à gagner des affaires au tribunal, le combat est loin d’être fini. Dark Waters porte enfin le sujet au grand jour et va permettre à beaucoup plus de personnes de prendre conscience de l’ampleur du désastre humain et écologique de l’affaire DuPont (qui n’est qu’un scandale parmi d’autres malheureusement). Un site internet a d’ailleurs été créé pour donner des informations autour du Téflon et offrir ainsi d’autres alternatives aux citoyens (nous vous mettons le lien ici, même si le site est en anglais).

Mais si le film fonctionne, c’est également pour sa puissance cinématographique. Plutôt que de proposer une mise en scène classique et sobre, Todd Haynes choisit un ton réaliste, mais audacieux. En tournant sur les lieux mêmes de l’affaire, il s’entoure aussi de personnes non professionnelles qu’il fait jouer : Bucky Bailey, qui est un enfant né avec une seule narine et les yeux déformés, fait une brève apparition (sa mère travaillait à la chaîne de fabrication du Téflon pendant sa grossesse) ou encore le couple Bilott. Toujours dans une âpreté qui se veut proche de la réalité, Todd Haynes prend la tension d’une communauté sous pression. Le cinéaste a filmé dans des décors naturels sans modifier la lumière pour capter au mieux l’ambiance, l’essence des lieux. Il a ainsi pu poser sa caméra dans le cabinet Taft à Cincinnati. Le bâtiment, les bureaux et les couloirs possèdent une architecture très forte et particulière qui ont donné l’opportunité à Todd Haynes de réaliser des plans audacieux pour renforcer la détresse émotionnelle de Robert Bilott et sa solitude pendant ses vingt ans de combat. Son film mute pour absorber le sujet et les épreuves traversées par l’avocat. Les couleurs grises et bleutées pour les extérieurs renvoient aux froids et à la solitude, tandis que les couleurs jaunes, bien que plus chaudes, transpirent l’étouffement et l’angoisse. La paranoïa grandissante du protagoniste se ressentant non seulement de l’interprétation impressionnante de Mark Ruffalo, mais également dans la tension que cumule la mise en scène pour la relâcher sur un parking à l’entrée d’un restaurant alors que tout semblait pourtant gagner.
Dark Waters est ainsi profondément réaliste dans la mise en place de son intrigue et le récit d’une affaire qui est loin d’être terminé. Quand bien même il n’y a pas vraiment de happy ending, il y a un combat qui doit continuer et de l’espoir. Et nous sommes maintenant des millions à être au courant.

Marine Moutot

Dark Waters
Réalisé par Todd Haynes
Avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Tim Robbins
Drame, États-Unis, 2h08
26 février 2020
Le Pacte

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

2 commentaires sur « [CRITIQUE] Dark Waters »

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