L’adaptation de Peter Ibbetson par Henry Hathaway

Peter Pasquier est un jeune garçon anglais qui vit avec ses parents à Paris. La jeune Mimsey est sa meilleure amie. Mais à la mort de son père et de sa mère, il est contraint de partir vivre en Angleterre avec son oncle Ibbetson. Les années passent et il devient architecte. Mais le souvenir de Paris et de son enfance le hantent. Bientôt, il fait la connaissance de la duchesse de Towers et la rencontre en rêve.

Quand George du Maurier commence en 1891 Peter Ibbetson, il n’a pas vocation à l’écrire lui-même. Il se destinait à la peinture, mais à cause d’une déficience à l’œil gauche, il abandonne cette idée et devient caricaturiste pour le magazine anglais Punch. Il propose l’idée de son futur roman à Henry James qui lui conseille de l’écrire lui-même. C’est alors qu’il compose, comme un testament, Peter Ibbetson. Le livre a un fort succès en Angleterre et est adapté rapidement en pièce de théâtre par John Nathaniel Raphael (c’est une habitude britannique de transposer au théâtre des romans à succès). C’est réellement son deuxième roman Trilby qui le fait connaître. 

Si le cinéma s’intéresse très vite à Trilby (plus de cinq adaptations muettes sont produites), il arrive tardivement à Peter Ibbetson. En 1921, Forever par George Fitzmaurice est réalisé, puis le studio Paramount décide à son tour d’en faire un film en 1935. Alors que Gary Cooper est choisi pour interpréter Peter Ibbetson (il s’est illustré dans le western et des comédies d’Ernst Lubitsch) il impose le réalisateur Henry Hathaway avec qui il a déjà tourné dans la comédie dramatique C’est pour toujours (Now and forever, 1934) et le long-métrage d’aventure Les Trois lanciers du Bengale (The Lives of a Bengal Lancer, 1935). Il pense en effet qu’Henry Hathaway pourra éviter le romantisme dont déborde parfois le roman. Retour sur une adaptation adorée par les surréalistes et qui est, 85 ans après, encore un chef-d’œuvre du cinéma hollywoodien classique.

Une histoire de rêve

L’une des différences fondamentales entre le roman et le film de 1935 est le traitement du rêve. Alors que George du Maurier en fait le sujet central de son histoire, autour duquel plusieurs choses viennent s’ajouter : l’histoire d’amour, le meurtre de son oncle… le long-métrage d’Henry Hathaway se focalise sur l’histoire d’amour. Le rêve devient alors un moyen de rencontre pour Peter et la duchesse Mary de Towers de continuer leur relation. 

Dans le roman, l’écrivain découpe les mémoires de son héros en six parties et débute le récit par une lettre de la cousine de Peter : Magde Plunket qui explique que l’ouvrage a été découvert dans la cellule de son cousin que tout le monde tenait alors pour fou. Pourtant différents éléments qu’elle a trouvés dans la cellule (dont des lettres et des objets) viendraient étayer le roman à suivre. Madge Plunket est un personnage absent de l’adaptation, car il annonce dès le départ que Peter a commis un crime et qu’il est mort, les lecteurs vont chercher à savoir pourquoi, dans le film cela n’est plus nécessaire. Nous nous mettons à la place de Peter qui nous livre ses pensées et souvenirs les plus intimes. Chronologiquement, comme le film, il déroule son histoire : son enfance à Paris, la mare d’Auteuil, l’école, sa maison et les jeux avec les autres enfants, dont la petite Mimsey qu’il affectionne tout particulièrement. Puis vient la tragédie : la mort de ses deux parents dans un accident qui le rend orphelin. Il raconte brièvement ses années d’études et sa dure vie chez son oncle qu’il n’aime pas. Puis il devient architecte et fait la connaissance de la duchesse de Towers dans une soirée où il est invité. Même s’ils ne se rencontrent que très peu dans la vie réelle, ils se retrouvent rapidement dans le rêve. Mais après avoir réalisé que Peter était son voisin et meilleur ami d’enfance, la duchesse Mary de Towers (Mimsey) lui dit qu’ils ne peuvent plus jamais se revoir. En effet, elle est mariée à un homme violent et a un enfant handicapé à charge. Ce n’est qu’après que Peter ait accidentellement tué son oncle (qui se devient, dans le film, le meurtre du mari, transformant l’acte en un crime passionnel) et que l’enfant de Mary décède qu’ils commencent à vivre en rêve une longue et enrichissante vie d’amour (Peter est emprisonné à perpétuité). Ils resteront ensemble jusqu’à ce que Mary meurt, rendant Peter fou. Tandis qu’il est enfermé dans un asile, elle vient le voir en rêve pour lui annoncer qu’il y a une vie après la mort. Il attend donc patiemment son heure au bord de la petite mare d’Auteuil de son enfance. 

Très tôt le rêve vient envahir le récit. Alors qu’il est adolescent chez son oncle, Peter écrit : « Il ne m’était pas seulement donné de rêver le jour. Je rêvais la nuit ; (…) — cauchemars terribles, visions exquises (…) ; tout cela vague et incohérent, comme ont été jusqu’à présent les rêves de tous les hommes ; car je n’avais pas encore appris à rêver. » (p. 70 – 71) La différence entre le rêver vrai et le rêve est la netteté des actions. En effet, la confusion et le grotesque font partis des rêves : le rêve est une réminiscence de nos instants passés sur terre et de notre inconscient. Tandis que les rêves vrais sont des moments réels, sans distorsion de la réalité, où la personne navigue à sa guise dans ses souvenirs ou des endroits qu’il a créés lui-même (comme le salon-bibliothèque où Mimsey et Peter se retrouvent tous les soirs pendant plus de trente ans). Dans le film, les rêves arrivent très tardivement et ne semblent pas autant exploités que dans le livre. Comme dit plus haut, le film utilise le rêve pour lier pour l’éternité les deux amants et, quand bien même cela est également le cas dans le roman, le fait que le long-métrage épure le récit de tout le reste et surtout des rêves confus, le rêve devient un moment particulier et unique. George du Maurier écrit un livre en partie autobiographique (surtout dans la première partie) et en profite pour critiquer son époque et la morale de certains personnages. Si l’oncle disparaît entièrement du film, c’est qu’il n’est pas essentiel à l’histoire d’amour, tout comme l’enfant de Mary et le mari violent. L’intrigue est recentrée autour de Peter et Mary.
Dans le roman, Peter Ibbetson se sent presque indigne de cette relation et Mary semble être trop bien pour lui. Alors qu’il a une vie banale d’architecte et se retrouve enfermé en prison pour meurtre, Mary est devenue duchesse et travaille pour plusieurs organisations pour les défavorisés. Il y a du côté de Peter toujours un sentiment de honte. C’est Mary qui lui apprend à rêver vrai, c’est dans son esprit (c’est elle qui a construit en pensée la bibliothèque) qu’il la rejoint tous les soirs. Dans le film, rien de tout cela. Peter Ibbetson est un jeune homme fier de sa personne et sûr de lui qui n’hésite pas à contredire la duchesse et à faire ce qu’il veut avec les écuries (qu’il construit donc pour le duc et la duchesse de Towers et non pour des amis comme dans le roman). De plus, dans leur rêve, il construit un palais pour Mary. Le rôle ayant incombé à Gary Cooper, qui ne voulait surtout pas jouer dans un film « niais », le personnage a été modifié pour que le timide et indécis Peter Ibbetson soit un homme fier et direct. Gary Cooper est en effet un jeune acteur qui s’est illustré dans les westerns (des rôles plutôt physiques). Il commence tout juste à tourner des comédies (surtout pour Ernst Lubitsch, qui est connu pour son style très sophistiqué et son regard critique). Avec Peter Ibbetson, il s’agit de sa première « romance ».
De même, alors que le roman décrit Mimsey comme une femme posée avec le sens des responsabilités, elle est plus drôle et directe dans le long-métrage. Par contre, elle n’est plus définie par ses devoirs, mais par leur absence. Elle semble vaguement occupée à réparer la grange et à aimer la musique. Elle n’a plus de fonction propre à part dans la relation d’amour. C’est l’actrice Ann Harding qui l’interprète (elle a été nommée aux Oscars pour Holyday d’Edward H. Griffith, 1930).

Dans le film, la première fois qu’ils se rencontrent en rêve n’est pas montrée à l’écran. C’est au cours d’une conversation qu’ils le mentionnent. Le rêve est donc évacué de la mise en scène. Il est cité pour préparer le reste de l’histoire. Plus tard, après que Peter ait tué le mari de Mary pour se défendre, elle vient le rejoindre dans la prison pour lui dire qu’il doit vivre et qu’ils pourront se retrouver tous les soirs en rêve. Mais il refuse de la croire. Elle lui propose alors de lui envoyer une bague le lendemain au pénitencier pour lui prouver que ce qui est en train de se passer est réel (cela a aussi lieu dans le roman). Par la suite, ils se réunissent plusieurs fois dans différents lieux jusqu’à ce que Mary meurt de vieillesse.
Mais outre l’évacuation du rêve par le récit pendant tout le début du film, la mise en scène d’Henry Hathaway va également faire en sorte de ne pas accentuer l’effet onirique de l’histoire.

Une mise en scène rêvée

La mise en scène d’Henry Hathaway tente par tous les moyens de rester au plus proche du réel et de ne pas rentrer dans le romanesque : le film de 1935 place au centre du récit l’histoire d’amour et ne souhaite pas déborder en sentimentalisme. L’histoire de Du Maurier est traitée et découpée avec netteté et en élaguant tout ce qui n’est pas nécessaire à la relation entre Mary et Peter. Avec efficacité, les scénaristes (John Meehan, Edwin Justus Mayer, Waldemar Young, Constance Collier, Vincent Lawrence) ont simplifié l’histoire sans pourtant enlever l’essentiel. Le surnaturel est rapporté au minimum dans le scénario : les rêves apparaissent très tardivement et ne sont montrés que vers la fin du film ; et sont presque effacés de la mise en scène. Les séquences qui se déroulent dans les rêves ne possèdent aucun attribut particulier, ni la lumière, ni les teintes, ni le cadrage. Ainsi le cinéaste fait le choix de ne pas les marquer ou les différencier de la réalité. De plus, le rêver vrai décrit dans le roman est proche de la réalité (la seule différence est qu’ils ne peuvent pas toucher les objets sous peine de perdre le fil et de tomber dans un rêve flou, confus et abstrait). Au début, ils retournent dans leur souvenir, dans cette grande maison et son jardin, et se remémorent les seuls moments que nous avions vus avant : quand ils se disputaient juste avant la mort de la mère de Peter, quand l’oncle vient le chercher et qu’ils s’enfuient ensemble dans les bois. Puis, très vite, le rêve quitte le souvenir pour voyager et découvrir de nouveaux endroits fantasmés (le château construit par Peter) ou réels (les collines). 

L’utilisation de la lumière est également intéressante. Au fur et à mesure du récit, la lumière devient de plus en plus sombre. Dans l’enfance de Peter et Mimsey, l’ambiance est chaleureuse et presque bucolique, malgré les événements tragiques qui s’y déroulent (le décès de la mère et le départ de Peter). Cela vient entrer en confrontation avec les séquences à la fin du film dans la prison où les jeux d’ombres et de lumière sont très forts, et qui annoncent déjà les films noirs hollywoodiens des années 1940 et 1950. Là encore, c’est le rêve qui vient rentrer en contraste fort avec l’obscurité de la cellule de Peter ou de la chambre à coucher de Mary. Une fois que Peter a accepté l’idée qu’ils pouvaient se rejoindre en rêve, une luminosité chaude et joyeuse envahit l’écran à nouveau. Tous leurs rêves baignent dans une lumière blanche (même quand Peter provoque par mégarde un éboulement de pierre). Ainsi l’ombre est le trouble du couple et la lumière représente son bonheur et les moments heureux qu’ils passent côte à côte. Pour accentuer cet effet, les robes de Mary sont également différentes. Tandis qu’elle porte, la plupart du temps, une robe noire dans la réalité, elle retrouve la robe blanche de la petite Mimsey quand elle est dans les rêves. 

Cette évolution brutale, mais sublime de l’utilisation de la lumière montre l’influence et les choix d’Henry Hathaway dans sa mise en scène et le traitement des images. L’article de Maxime Leroy, « Distorted Dreams: Peter Ibbetson from Illustration to Adaptation » montre que le cinéaste s’est inspiré des dessins de Du Maurier, dont le roman est ponctué (que l’écrivain a lui-même réalisé). Peter Ibbetson est un roman qui se lit autant qu’il se regarde. Plusieurs motifs ont donc profondément marqué la symbolique et les images du long-métrage.
Parmi eux, les barreaux sont un élément important de la narration filmique. En effet, dans le livre, un dessin de Peter assis dans son lit alors qu’il est encore jeune garçon et qui écoute le bruit du rossignol (nightingale) montre des barreaux à son lit. Cette image renvoie à la prison où Peter va passer la moitié de sa vie. Dans le film, cela se traduit par de nombreuses utilisations de barres pour couper l’image ou séparer les personnages : quand ils sont enfants, Peter et Mimsey communiquent au travers d’une grande clôture (Fig.1), ou quand ils se rencontrent pour la première fois dans le domaine des Towers (Fig.2). C’est seulement le rêve qui les rapproche. Dans la prison, il permet à Peter de traverser les barreaux de sa cellule pour rejoindre Mary qui l’attend. Cela permet d’accentuer les rayons de la lumière qui filtre au travers des barreaux.

En comparaison, le cinéaste ne va pas non plus chercher à suivre à la lettre l’influence et les idées que propose Du Maurier. À la fin de l’histoire, Mary meurt avant Peter. Cela est également différemment représenté entre le film et le roman. Dans le livre, Mary est tuée dans un accident de voiture, cela est si soudain que Peter en devient fou. Calmé à nouveau, il retourne en rêve voir la mare d’Auteuil et c’est là qu’il revoit Mary en vieille femme (avant ceci, ils avaient gardé l’apparence de leurs 30 ans pour leurs retrouvailles). Il est transporté d’une joie sans nom. L’illustration de Du Maurier montre un vieil homme au pied d’une vieille femme, heureux de se retrouver. Dans le film, Mary prévient Peter qu’elle va mourir, car elle se sent faiblir. Peter se retrouve alors sur le banc, seul. Une voix céleste, qui apportée par la lumière, lui parle. Il s’agit de Mary qui lui annonce qu’il existe un endroit après la mort. De manière très christique, dans un clair-obscur fortement marqué, le film se conclut par le message d’émerveillement de Mary qui dit à Peter que leur histoire ne se finira jamais. De plus, nous ne les apercevons pas vieux : ils sont jeunes éternellement.
Dans le roman, la fin se termine sur note optimiste avec un Peter plein de projets pour l’avenir (dont la mort met un terme brusquement). Peter, dans le film, s’éteint une main vers le ciel : ce dernier plan transpire le religieux, aspect totalement absent de l’ouvrage.

Si Peter Ibbetson est adulé par les surréalistes pour les scènes de rêve et cet « amour fou » (André Breton) qui unit Mary et Peter, il rencontre un succès mitigé aux États-Unis qui ne comprend pas ce que Gary Cooper est venu faire là avec sa petite moustache et ses costumes (tout ce qu’il craignait). Peter Ibbetson reste pourtant, aujourd’hui, un classique du cinéma des années 1930 qui a su émerveiller des générations de cinéphiles par son récit onirique et surnaturel et sa mise en scène qui a évité une surabondance de motifs romanesque, mais qui a utilisé les clairs-obscurs pour renforcer et servir l’histoire d’amour de Peter Ibbetson et Mary de Towers.

Marine Moutot

Vous pouvez découvrir le film (dans une qualité malheureusement trop basse pour réellement apprécier) juste ici.


Peter Ibbetson
De George du Maurier, 1891

Peter Ibbetson
Réalisé par Henry Hathaway
Avec Gary Cooper, Ann Harding, John Halliday
Drame, États-Unis, 1h28
1935


Ces articles pourraient vous plaire

Insta(5) Insta(6) Insta(7)

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :