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Arte TV vous propose gratuitement jusqu’à fin mai trois longs-métrages de la période anglaise d’Alfred Hitchcock : Jeune et innocent (Young and Innocent, 1937), Sabotage (1936) et L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934). C’est l’occasion parfaite pour revenir sur les deux versions de L’Homme qui en savait trop (tourné une première fois en 1934 et une seconde fois en 1956). Vous pouvez d’ailleurs voir le film de 1956 sur la plateforme FilmoTV.
Cinéaste, scénariste et producteur anglais né en 1899, il commence à tourner dès la période du muet. Il réalise environ quinze films avant Chantage (Blackmail), en 1929, qui est le premier film parlant britannique. En 1940, le réalisateur part aux États-Unis où il réalise son premier film américain : Rebecca. Il s’agit du seul film d’Alfred Hitchcock à recevoir l’Oscar du Meilleur Film. Il rencontre de nombreuses difficultés avec le producteur David O. Selznick qui remonte certaines scènes après le tournage. Hitchcock utilise par la suite des techniques qui laissent moins d’amplitude au directeur des studios, comme le tourné-monté ou la création de sa propre société de production avec laquelle il réalise La Corde. Il est l’auteur de quelques-unes des plus grandes œuvres cinématographiques : Les 39 marches (The Thirty Nine Steps, 1935), Fenêtre sur cours (Rear Window, 1956), Sueurs Froides (Vertigo, 1958), La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), Psychose (Psycho, 1960), Les Oiseaux (Birds, 1963), Pas de printemps pour Marnie (Marnie, 1964)… Toute sa vie, le cinéaste s’est autocité utilisant de nombreux motifs tout au long de sa filmographie (une conférence de la Cinémathèque vous en expose quelques-uns). Il disait d’ailleurs : “l’auto-plagiat, c’est le style”. En 1956, il réalise pour la première fois le remake d’un de ses propres films : L’homme qui en savait trop (The Man who knew too much, 1934).
Un remake est une nouvelle version d’un film. Parmi les plus célèbres nous pouvons citer Les Infiltrés (The Departed, Martin Scorsese, 2006) remake d’Infernal Affairs (無間道, Andrew Lau et Alan Mak, 2002) ou les différentes adaptations d’A Star is born. Un remake peut être fidèle à l’original comme le Psycho de Gus Van Sant qui reprend plan par plan le film d’Hitchcock, mais en y ajoutant la couleur (cela s’apparente presque à un copier-coller) ou s’en détacher (L’Armée des douze singes de Terry Gilliam fortement inspiré de La Jetée de Chris Marker). Dans l’histoire du cinéma, il est arrivé que des cinéastes retournent un de leur propre film. Nous pensons, par exemple, aux deux versions de Funny Games de Michael Haneke, mais d’autres réalisateurs comme Abel Gance, Ernst Lubitsch, Raoul Walsh, Frank Capra en ont également réalisé. Cela correspond souvent à deux périodes distinctes de la vie d’un cinéaste notamment du muet au parlant… Pour Alfred Hitchcock les deux versions de L’homme qui en savait trop représentent sa période anglaise et sa période américaine. Retour sur les différences et les similitudes des deux longs-métrages.
/!\ Cet article peut contenir des spoilers. /!\
I – Petit état des choses : contexte et histoire
En 1934, Alfred Hitchcock tourne L’homme qui en savait trop, une comédie de remariage et un thriller. Il s’agit du film qui fait connaître le cinéaste anglais à l’international. Filmé pendant sa période britannique, ce long-métrage hitchcockien met en scène Leslie Banks, Edna Best et Peter Lorre (M le Maudit, le cinéma de Fritz Lang ayant grandement inspiré les films de Hitchcock de cette période). Même si Alfred Hitchcock n’en est pas à son premier tour de manivelle quand il réalise ce film, il dit à François Truffaut que la version de 1934 a été faite par un “amateur de talent” tandis que la version de 1956, par un “professionnel”. Si aujourd’hui, en France, la période américaine est plus admirée et analysée que l’anglaise, c’est parce que les jeunes turcs des Cahiers du Cinéma ont écrit sur cette seconde période.
Quand il décide de tourner, en 1956, une nouvelle version, le cinéaste vient de réaliser Fenêtre sur cours, La Main au collet (To catch a thief) et Mais qui a tué Harry ? (The Trouble with Harry, une comédie trop peu connue). Il retrouve James Stewart, mais se voit imposer par les studios Paramount Doris Day et son tube Que sera, sera pour interpréter sa femme. Comme toujours, il fera de ces contraintes des atouts : la chanson sera le point d’orgue pour permettre à la mère et à l’enfant séquestré de communiquer, à la fin du récit.
Si la version de 1934 est plus brutale et violente (avec un épilogue qui ressemble à celui de Scarface d’Howard Hawks, 1932, où les criminels sont encerclés par la police et seront tous abattus), la version de 1956 est plus familiale et offre la possibilité d’une plus grande implication de la part du spectateur.trice dans l’intrigue.
Le film de 1934 met en scène Bob et Jill Lawrence, un couple d’Anglais, et leur fille Betty qui passent des vacances dans les Alpes suisses. Piste de ski, montagne et tire à la carabine présentent les personnages. Le couple s’est lié d’amitié avec un français, dont nous ne savons pas grand-chose. Un soir, alors que Jill danse avec lui, il est tué d’une balle dans le cœur. Il lui chuchote alors à l’oreille qu’un message est caché dans sa chambre et que Bob doit aller le chercher et le porter au Consulat d’Angleterre, mais de ne surtout rien dire à personne d’autre. Bob profite donc de la cohue générale pour filer dans la chambre du français récupérer le mot. En sortant, il est attendu par un Allemand qui l’exhorte à lui donner le papier. Heureusement, les gérants de l’hôtel interviennent rapidement. Mais alors que Bob s’efforce de joindre la police, les Allemands kidnappent Betty. Le couple n’a d’autre choix que de rentrer en Angleterre pour tenter de percer le mystère et découvrir qui les Allemands ont l’intention de tuer, tout en cherchant à sauver leur fille.
En 1956, cette fois-ci, nous suivons un couple d’Américains, le docteur Ben McKenna, sa femme Jo et leur fils Hank en voyage au Maroc. Dans un bus pour Marrakech, ils font la connaissance d’un français qui les invite à dîner le soir même. Alors que le repas est annulé au dernier moment, ils rencontrent un couple anglais avec qui ils se lient immédiatement d’amitié. Le lendemain, en balade tous ensemble au marché, le français, un poignard dans le dos, s’écroule dans les bras de McKenna. Avant de mourir, il lui murmure quelques mots : un homme d’État va être assassiné à Londres. Ben et Jo vont à la police, pendant que les Anglais ramènent Hank à l’hôtel. Quand ils finissent par rentrer, ils découvrent qu’Hank a été kidnappé. Une course-poursuite s’en suit pour localiser les coupables et sauver leur fils.
Plus ingénieux dans son montage, mais peut-être moins clair dans son intrigue, le film de 1934 dure à peine 1h15 alors que celui de 1956 fait deux heures. Le cinéaste prend le temps de développer ses personnages et les inscrit dans des actions beaucoup plus longues : la scène du restaurant, la recherche de l’église (dans une séquence très drôle, Ben tente de trouver des réponses chez un taxidermiste), le concert de l’Albert Hall qui est diluée dans le temps pour accentuer la tension (voir dernière partie)… Le cinéaste s’amuse davantage avec les spectateur.trice.s en glissant de nombreux indices tout au long de son récit. Pendant la deuxième partie de sa carrière, Alfred Hitchcock devient ainsi maître dans l’art de jouer et de se jouer du public (il aime particulière faire des caméos dans chacun de ses films : dans L’Homme qui en savait trop, il apparaît sur le côté gauche pendant que les McKenna regardent les acrobates).
Le moment où les films changent de genre est quand l’espion français transmet le message aux héros. Cet instant crucial est traité de manière différente. Alors qu’en 1934, la femme jouait un rôle actif : c’est elle qui reçoit l’information pour ensuite le communiquer à son mari, elle est simplement un témoin muet de ce qui se déroule sous ses yeux en 1956. Du côté de la mise en scène, le film de 1934 s’appuie sur l’écriture (le parlant est encore très récent, il y a seulement 5 ans que le premier film sonorisé est sorti) pour transmettre les informations. Si le meurtre est prédit à Jill, les indications du lieu et de la date ne sont données que sur un morceau de papier. Dans le remake, Hitchcock insiste en revanche sur le son et l’écoute : gros plan sur l’oreille du héros et le téléphone pour annoncer le kidnapping de l’enfant (alors que dans la version en noir et blanc il s’agit là aussi d’un papier passé de mains en mains). Le son est mis plus en avant à d’autres moments en 1956 : le générique d’ouverture augure et prépare le spectateur pour le concert et le meurtre à venir, la mère est une célèbre chanteuse et le père retrouve son fils grâce à son sifflement.
Le message transmis : 1934 / 1956
Say nothing : 1934 / 1956
Le film regorge de parallèles entre les deux époques qui montrent deux manières de mettre en scène et en avant les intrigues. Mais ce qui m’a le plus marqué est la différence entre les personnages.
II – Les personnages
Petite note d’introduction concernant les personnages : il est assez drôle de voir que les héros possèdent la même initiale. Jill devient ainsi Jo dans la version de 1956 et Bob se transforme en Ben.
Jill et Jo
Si Jill (interprétée par Edna Best dans la version de 1934) est forte, courageuse et n’hésite pas à badiner gentiment avec l’espion français pour embêter son mari, ce n’est plus le cas de Jo (1956).
Dans la version anglaise, la première fois que nous voyons Jill, elle s’apprête à tirer à la carabine pour un concours. Alors qu’elle se concentre, sa fille vient l’interrompre pour lui demander si elle peut manger avec eux, elle lui dit oui afin de pouvoir tirer. Malheureusement, elle loupe l’assiette et dit aux hommes autour d’elle “Que cela vous serve de leçon : n’ayez jamais d’enfant!”. En voici une manière de parler de sa fille, me direz-vous ? Cela ne l’empêche pas de s’évanouir quand son mari lui tend discrètement le papier où les criminels leur disent de ne pas parler, car ils ont kidnappé Betty.
Dans les années 1950 aux États-Unis, le code Hays régit encore l’industrie cinématographique. Un des fondements prônés par le texte est l’institution du mariage et l’importance de la famille. Pour Hitchcock, il est donc impossible de reprendre un personnage féminin similaire à celui de Jill ni d’inscrire son début de film dans le genre de la comédie de remariage. Ainsi, tout le côté taquin du personnage disparaît avec Jo. Chanteuse renommée qui a mis fin à sa carrière pour suivre son mari à la campagne, Jo est une femme entièrement dévouée à son rôle de mère (bien qu’elle laisse entendre qu’elle aimerait poursuivre sa carrière). Elle n’est d’ailleurs pas présentée séparément de sa famille la première fois que nous la voyons, contrairement à Jill qui est vue seule au milieu d’hommes avec un fusil. C’est réellement Jo qui a une connexion avec le petit Hank (elle chante avec lui avant d’aller le mettre au lit et c’est la même chanson qui le sauvera à la fin du film). De même, que, si elle suspecte le français, son mari n’en tient pas compte, la pensant juste trop nerveuse (elle lui fait remarquer que le couple d’Anglais les observe bizarrement à chaque fois qu’ils les croisent). Il va d’ailleurs jusqu’à lui administrer des cachets avant de lui annoncer le kidnapping de leur fils. Elle se met pourtant à pleurer, n’arrivant plus à se contrôler : elle fait une crise de panique que seul Ben réussit à calmer (cela se produit à deux reprises dans l’histoire : au moment de l’annonce du kidnapping et pendant le concert à l’Albert Hall).
Première fois que nous voyons Jill et Jo
Une fois l’homme d’état sauvé au concert de l’Albert Hall (les criminels avaient pour but de l’assassiner pendant le concert), les deux femmes se trouvent dans la situation où leur enfant est toujours en danger. Alors qu’en 1934, Jill est sur les lieux où sa fille et son mari sont retenus avec la police, elle voit Betty montée sur le toit pour échapper au criminel qui veut la tuer. Le policier n’arrive pas tirer (à cette époque, la police anglaise n’était pas armée, pour les besoins du film, on voit d’ailleurs que les armes proviennent d’un fourgon qui n’appartient pas à la police). Jill prend le fusil et tire. Elle touche l’homme qui tombe. Elle sauve, ainsi, sa fille et son mari en tuant l’un des derniers criminels vivants. Et même si elle a été quelque peu laissée de côté par son mari qui mène l’investigation seul, elle revient rapidement dans le récit pour le conclure. En 1956, une fois que le Premier ministre est hors de danger et l’assassin neutralisé, c’est Ben qui décide et lui dit quoi faire. Même si elle ne manque pas de courage en chantant pour distraire les invités, elle ne participe jamais réellement à l’action.
Jill tue l’homme qui pourchasse sa fille sur le toit / Jo chante pour distraire les invités
Bob et Ben
Cette différence est surtout due au fait que Ben (James Stewart), dans la version de 1956, est un homme paternaliste. Il maîtrise la situation et ne veut pas qu’on lui dise quoi faire. Il se joue de la police marocaine et résiste à la police anglaise (même si sa femme craque une nouvelle fois). Ben représente l’Américain typique de l’époque : fort, supérieur et qui n’a besoin de personne. L’acteur James Stewart incarne ses valeurs (militaire de formation, il tourne juste avant, Strategic Air Command d’Anthony Mann, qui a pour but de faire comprendre que les États-Unis doivent dépenser beaucoup d’argent pour la défense du pays). Contrairement à Bob, Ben réussit à se libérer de l’église où il découvre les malfaiteurs, et intervient dans la capture du tireur à l’Albert Hall.
Ainsi, si Bob (Leslie Banks) est un joueur, proche de sa fille (pendant la scène de dîner il s’amuse avec elle pendant que sa femme danse) et qui n’hésite pas à se mettre en danger, voire à agir de manière hâtive, sans forcément réfléchir à tout, Ben est quant à lui confiant. Même un peu trop sûr de lui (ce qui lui joue des tours, Hitchcock jouant avec humour de ce type de personnage). Quand ils rentrent à Londres, Ben laisse sa femme pour partir à la recherche d’Ambrose Chappell (taxidermiste). Bille en tête, il confronte l’homme et se trouve à agresser un innocent. Il prend conscience de son erreur juste avant que celui-ci n’appelle la police. Pourtant, cela ne lui sert pas de leçon. Tout le long du film, il impose sa version des faits à Jo. Il ne peut pas réellement écouter, car il est le mâle alpha. Et c’est en cela que la mise en scène d’Hitchcock est intéressante : il base énormément de plans sur l’écoute (gros plan sur l’oreille, le téléphone, les notes de musique ; Ben arrive à s’échapper de l’église en grimpant à la cloche, faisant énormément de bruit ; l’entièreté du film repose sur une note de cymbale). Elle sans cesse entre en contradiction avec le héros, le mettant ainsi souvent en échec. C’est seulement quand il tend l’oreille et entend son fils siffler l’air de Que sera sera à la fin qu’il pourra le retrouver et le sauver.
Bob qui attache un bout de laine derrière l’espion français pour amuser sa fille / Ben qui n’arrive pas à manger à la mode marocaine
Pour conclure cette partie sur les personnages, nous pouvons noter que, si en 1934 l’enfant est une fille, elle devient un garçon dans la version de 1956 (peut-être pour faire un couple père/fille, puis mère/fils). Les antagonistes sont également différents. Alors qu’il s’agit d’Allemands qui semblent travailler pour leur propre compte avec à leur tête Abbott joué par Peter Lorre (acteur allemand au physique reconnaissable et qui sait être inquiétant) dans la version anglaise, il s’agit des Dreyton, un couple d’Anglais dans la version américaine. Le couple n’hésite pas à se métamorphoser (d’ailleurs sont-ils vraiment un couple ?) en prêtre et bonne sœur. Pour commettre l’attentat, nous savons par qui ils ont été engagés : l’ambassadeur suisse. De plus, Mrs Dreyton tente de sauver le petit Hank à la fin. Quand le chant de Jo arrive jusqu’à eux, elle lui conseille de siffler le plus fort possible pour que ses parents l’entendent. Seul Mr Dreyton est tué (par accident, poussé dans les escaliers par Ben, il tire un coup de feu) pour libérer le garçon. Dans la version anglaise, les Allemands sont encerclés par la police et doivent se battre pour rester en vie et Betty et Bob ne sont sauvés qu’une fois qu’ils sont tous morts.
Abbott avec une de ses complices à droite de l’image en compagnie de Bob et de l’espion français / Les Dreyton commencent à parler aux McKenna pour se lier d’amitié avec eux
III – Une séquence emblématique : le concert à l’Albert Hall
Vous pouvez retrouver la scène entière de 1934 et les cinq dernières minutes de la version de 1956 (qui dure au total plus de dix minutes) que nous allons analyser maintenant.
Il s’agit d’une des séquences les plus célèbres d’Alfred Hitchcock. Il instaure une tension grâce à la musique et à la multiplication des plans. Nous sommes à la fois dans la peau de Jo/Jill (1934 et 1956) et, durant les cinq dernières minutes, de Ben (version de 1956). Le cinéaste a pris le temps de préparer tout au long de son récit les spectateur.trice.s à cet événement funeste.
Dans la version de 1934, nous entendons la musique du concert une première fois avec les malfaiteurs lorsqu’ils organisent l’assassinat. Mais c’est réellement en 1956 qu’Hitchcock insère une multitude d’indices : le générique d’ouverture se termine par la phrase “un unique coup de cymbales et comment cela va perturber la vie d’une famille américaine” sur des cymbales ouvertes, nous écoutons également avec les malfaiteurs le passage en question avant le concert, pendant le concert nous suivons les notes sur une partition, le joueur de cymbales est souvent filmé… L’idée de cette scène est venue au cinéaste en lisant une bande dessinée dans le magazine Punch d’un musicien qui se prépare pour jouer une seule note : « … l’histoire de ce petit homme qui attend le moment de jouer une seule note m’a inspiré le suspense du coup de cymbales » dit-il à Truffaut (Hitchcock/Truffaut, Édition Gallimard, p.74)
En 1956, pour dilater le temps et prolonger la séquence de l’Albert Hall et ainsi gagner en tension dramatique, le cinéaste multiplie les plans entre les différents protagonistes ainsi que l’orchestre. À contrario, en 1934, Hitchcock crée un lien avec les antagonistes, que nous voyons écouter le concert à la radio. Alors qu’il insiste sur le coup de cymbales en 1956, nous ne l’entendons pas dans la version de 1934. En effet, nous voyons Jill se lever et crier et le plan suivant passe directement aux criminels qui sursautent au bruit des cymbales et semblent satisfaits pensant que le meurtre s’est fait. Le cinéaste ne croyait-il pas encore à la puissance du son pour favoriser l’image et les réactions des personnages plutôt que la note de musique fatale ? En tout cas, cela est une manière originale de caractériser l’assassinat. Le spectateur ne sait donc pas tout de suite si l’homme d’État est mort. Autre différence majeure, si l’assassin est tué par Ben à la fin de la séquence en 1956, il réussit à s’enfuir en 1934, ce qui permet à Jill de le poursuivre avec la police et de trouver le lieu où Bob et Betty sont retenus prisonniers.
Plan d’ensemble de la scène (revient régulièrement durant la séquence sous différents points de vue) :
Début de la séquence : Jill est dans le public tandis que Jo n’entre pas totalement dans la salle. Elles cherchent, toutes les deux, les protagonistes (le tueur et l’homme d’État) dans les loges :
Différents moments pendant la séquence où Jill et Jo sont en prise avec leur émotions :
Jill regarde la broche de sa fille et serre la main résolue
Avec la tension, Jill se met à pleurer et commence à voir flou
Avant que Ben n’arrive, Jo s’effondre à cause de la tension
Ben arrive et reprend les choses en mains / Il essaye de parler à la police (mais n’y arrive pas)
Dans la version de 1934, un insert est fait pour voir les Allemands écouter le concert à la radio (Bob à gauche du photogramme qui fume en leur compagnie) :
Plan emblématique de la séquence : le pistolet qui sort de derrière le rideau :
La fin de la séquence est beaucoup plus rapide dans la version de 1934. Dès qu’elle voit le pistolet sortir de derrière le rideau, que le cinéaste a montré le joueur de cymbales préparer son instrument, Jill se lève et crie. Nous voyons alors les criminels satisfaits devant la radio et l’homme d’état touché.
Dans la version de 1956, la tension est plus intense car Ben est arrivé et ajoute une action supplémentaire (comme il n’a pas réussi à prévenir le Premier Ministre, il cherche la loge du tireur). De plus, le cinéaste multiplie les plans sur le musicien et sur les partitions de musique.
Nous voyons ainsi tout de suite que le Premier Ministre n’est pas mort, mais seulement touché au bras. De plus, la mort du tireur ne permet pas aux McKenna de savoir où est retenu leur enfant. Si la séquence du Albert Hall de 1934 résolvait la plupart des problèmes, ce n’est plus le cas dans la version de 1956. Il reste encore Hank à trouver.
Petits exemples d’inserts musicaux autour des percussions qui accentuent la tension du remake :
Alfred Hitchcock est passé maître dans l’art du suspense. Dans L’homme qui en savait trop de 1956, le principal enjeu du cinéaste était de faire comprendre l’importance des cymbales. Dans l’entretien-fleuve qu’il donne à Truffaut, il dit : “ J’ai pris tant de précautions avec les cymbales que je n’ai aucune confusion à craindre de ce côté-là, mais lorsque la caméra se promène sur la partition du joueur de cymbales (…) pendant ce travelling sur la portée, la caméra parcourt tous ces espaces vides et se rapproche de la seule note que devra jouer l’homme (…). Le suspense serait plus fort si le public pouvait déchiffrer la partition.” (Hitchcock/Truffaut, édition Gallimard, p.195) Ainsi il aime à prendre le public par la main pour être sûr que les spectateur.trice.s saisissent toutes les nuances et motifs qu’il souhaite apporter. Ce qui était moins le cas pendant sa période anglaise. Si vous souhaitez en apprendre un peu plus, je vous conseille la conférence de Bernard Benoliel à la Cinémathèque : Hitchcock, Anglais.
Il est intéressant de voir l’évolution de ces personnages masculins et féminins. Nous pouvons noter que dans sa période anglaise les personnages masculins sont plus effacés au profit des personnages féminins plus forts et indépendants, tandis qu’aux États-Unis les femmes sont davantage au service des hommes. L’homme se veut libre, intrépide, mais toujours avec un problème qui l’empêche d’avancer entièrement seul (finalement, il a aussi besoin de la femme). Dans L’homme qui en savait trop, Ben n’arrive pas entendre les indices que lui laisse le cinéaste, dans Fenêtres sur cour, il ne peut plus bouger, dans Sueurs Froides, il n’arrive pas à voir l’évidence (en plus d’avoir le vertige, mais cela est connecté étant donné que le vertige est lié à la vue).
Couple bancal, mais couple quand même, les héros d’Alfred Hitchcock sont parfois plus complexe que nous pourrions l’imaginer au premier regard.
Marine Moutot
L’Homme qui en savait trop
Réalisé par Alfred Hitchcock
Avec Peter Lorre, Leslie Banks, Edna Best
Thriller, Angleterre, 1h16
1934
L’Homme qui en savait trop
Réalisé par Alfred Hitchcock
Avec James Stewart, Doris Day, Brenda De Banzie
Thriller, États-Unis, 2h
1956