Une femme s’évanouit de manière théâtrale, un objet roule doucement au sol en gros plan, des inconnus fomentent un plan machiavélique juste à côté des concernés… Le cinéma est rempli de motifs, parfois récurrents, qui intriguent et s’impriment dans nos esprits. Le deuxième mardi de chaque mois, nous vous proposons le défi “Un bon film avec…” : chaque rédactrice dénichera un film en lien avec un thème (plus ou moins) absurde mais qui vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ces images s’imposent-elles ? Quel sens recouvrent-t-elles dans notre imaginaire ? Et dans l’œuvre ? Les retrouve-t-on dans un genre précis ? Comment deviennent-elles des clichés ?
/!\ Cet article peut contenir des spoilers. /!\
Temps de lecture : 15 minutes
Motif typique des films d’action qui multiplient les cascades, une voiture qui tombe d’une falaise a plusieurs significations pour le spectateur. Celui-ci peut être impressionné par les prouesses visuelles et rythmiques du film et la surenchère d’adrénaline qu’il propose. Souvent associée à la course-poursuite, la falaise peut être un danger pour les conducteurs et placer le spectateur dans la position inconfortable de craindre pour la vie des personnages. Plus que spectaculaire, Fast and Furious 7 (James Wan, 2015) utilise cet effet : Brian O’Connor est dans un bus qui peut sombrer dans le vide d’un moment à l’autre. C’est également un bon moyen de conclure une course-poursuite, comme celle, infernale, que subit David Mann dans Duel (1971), le premier film de Steven Spielberg, qui met en scène un simple employé pris en chasse par un camion menaçant. L’enfer finit uniquement quand le camion tombe au pied d’une falaise. Une telle chute signe la mort du conducteur et donc le terme de l’aventure. Si elle est moins fatale dans Les 101 Dalmatiens (Clyde Geronimi, Hamilton Luske, Wolfgang Reitherman, 1961), c’est également la chute de Cruella d’Enfer, qui finit avec sa voiture le nez dans la neige, qui signe l’arrêt de la poursuite. Dans Microbe et Gasoil (2015) de Michel Gondry, la chute de la voiture-maison signe la fin d’une aventure et l’heure de rentrer.
Si la chute d’une falaise peut être associée à l’action et à l’aventure, elle peut également avoir une portée symbolique. Chez Hitchcock, la falaise représente la menace qui pèse sur les personnages et la peur qu’elle provoque. Ainsi, dans Soupçons (Suspicion, 1941), Lina (Joan Fontaine) suspecte depuis le début son mari de vouloir l’assassiner. Quand ils se retrouvent sur une route tortueuse et que Johnnie (Cary Grant) accélère, la panique s’empare de Lina qui regarde le vide. Alors qu’elle va tomber, Johnnie la retient de peu et lui prouve ainsi son amour. Quatorze ans plus tard, c’est au tour de Cary Grant dans La Main aux collet (To Catch a Thief, 1955), d’avoir peur du vide sur les routes autour de Monaco avec une Grace Kelly qui conduit dangereusement vite, avec beaucoup d’assurance. Dans Thelma et Louise (analysé un peu plus loin), la chute peut signifier à la fois la liberté et la défaite ou dans la série Undone permettre de faire revivre le trauma d’un accident passé.
Ainsi la chute d’une falaise, si cela est spectaculaire et dans l’inconscient collectif associé à la course-poursuite, peut être un motif qui se retrouve ailleurs, comme nous allons le montrer dans les extraits choisis.
Dans ce défi, nous analysons des scènes de La Fureur de Vivre de Nicholas Ray, Thelma et Louise de Ridley Scott, Quantum of Solace de Marc Forster et une série, Undone, saison 1.
Et n’oubliez pas de voter à la fin de l’article pour le prochain défi !
La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause), Nicholas Ray, 1955
Jeune adolescent rebelle, Jim Stark est le nouvel élève de son lycée à Los Angeles. Particulièrement marqué par ses difficultés familiales et les brimades de ses camarades, il tente de s’intégrer tant bien que mal. Pour cela, il va prendre part à une compétition pour le moins dangereuse…
Film-phare de toute une génération marquée par le rôle de Jim, rebelle malchanceux, symbole d’une jeunesse perdue et à la dérive, et surtout par la mort de James Dean – le film est sorti à titre posthume -, la scène de la course automobile de La Fureur de vivre s’impose dès lors qu’on évoque le motif de la chute d’une voiture. En ayant à l’esprit le décès brutal de James Dean dans un accident de voiture, alors même que ce premier grand rôle au cinéma avait été à l’origine de sa passion dévorante pour la course automobile, ce film recouvre une dimension tragique et s’inscrit dans le genre dramatique.
Après que Jim et Buzz se soient battus au couteau – affrontement qui a valu à Jim un minimum de considération de la part de Buzz -, ce dernier lance un nouveau défi. Il est simple : les deux compétiteurs lancent leur bolide à pleine vitesse jusqu’à la falaise et doivent s’en extraire à la dernière minute. L’homme restant le plus longtemps dans la voiture est déclaré gagnant. “Le premier à sauter est une poule mouillée (chicken)” édicte Buzz, s’imposant en leader. Le jeu semble anodin à tous – les amis et Judy, la petite amie de Buzz, s’y prêtent avec joie -, excepté Platon, inquiet pour son ami Jim. Pourtant, derrière cet enthousiasme, c’est une véritable épreuve d’intégration qui se joue. Cette simple course – ayant pourtant logiquement une destinée funeste – est le témoin de l’inconséquence de cette jeunesse immature. D’emblée, le défi de vitesse, homme et automobile ne faisant plus qu’un, a pour but de prouver la valeur des rivaux. Il faut que l’un des deux soit le plus courageux, prêt à affronter une mort hypothétique. On est au coeur de la compétition virile pour élire un potentiel nouveau chef de clan. Et Judy, femme-trophée, est visuellement au centre de cette lutte de pouvoir, affrontement à la fois sportif et amoureux : encourageant les deux participants, leur donnant à chacun une poignée de terre, lançant un regard appuyé à Jim ou encore donnant le signal de départ au centre d’une haie d’honneur d’automobiles. Ce schéma viriliste est validé et intégré par la troupe, exaltée par le jeu.
Judy au centre de la compétition automobile…
… et de la compétition amoureuse
À ce parallèle entre les deux rivaux créé par la présence féminine s’ajoute une compétition d’apparence : il faut garder son calme. Buzz insiste là-dessus en se recoiffant soigneusement avec son peigne alors que le signal de départ va être donné. Fanfaron et convaincu de gagner, il agit avec flegme. Jim, moins confiant, frotte son volant, vérifie consciencieusement l’ouverture de la portière et s’installe correctement. Signe annonciateur, c’est d’ailleurs cette attitude qui fera la différence. La mise en scène accentue le rapprochement entre Buzz et Jim : chacun un objet à la bouche (peigne, cigarette), même coiffure, voitures identiques dans l’obscurité. Dès l’ouverture de la scène, des plans symétriques mettent en avant leurs similitudes. Par ailleurs, les deux protagonistes sont presque toujours dans le même plan : Jim au premier, Buzz au second.
Identiques, deux automobiles dans la nuit
Deux compétiteurs rassemblés dans le plan
Deux attitudes mais des similitudes (posture, objets)
Le jeu enfantin se transforme en dangereuse compétition au moment où les moteurs s’emballent. La musique symphonique déjà intense amplifie la tension. La haie d’honneur formée par les voitures des comparses de Buzz délimite la piste de leurs phares allumés dans la nuit. Cette voie rectiligne donne le mouvement de la course mais aussi de sa destination finale, la chute. L’échange de regards entre les concurrents s’accentue à mesure qu’ils gagnent de la vitesse.
Echange de regards répété
C’est là qu’advient la rupture. Le flegme de Buzz se brise en découvrant sa manche coincée dans la poignée de la portière. L’enchaînement d’une parfaite linéarité, accentuée par la nuit et la vitesse, s’inscrit dans le mouvement global de la séquence : constat alarmé de Buzz, dernier regard de Jim, saut de la voiture, dernière tentative de Buzz de se défaire, regard droit vers la jetée, apparition de l’océan en contrebas, cri de Buzz – qui lâche peigne et assurance -, chute. Les plans rapprochés donnent l’impression au spectateur d’être vraiment très près de lui, et même sur la banquette arrière de la voiture lorsqu’elle plonge. Le plan d’ensemble de l’atterrissage suivi de l’explosion ancre alors l’action dans la tragédie, terme funeste de la course. Il n’y a plus d’espoir.
Sortie de route : la chute de Buzz
Soudaine et violente, cette conclusion, pourtant évidente dès le début de la séquence, fait sortir du jeu adolescent. Ce passage est d’ailleurs mis en exergue par la réaction de Jim. Alors que la troupe se précipite au bord de la falaise, il arrive avec un temps de retard, se remettant de sa propre chute. Il rit et demande : “Où est Buzz ?”. “En bas”. Figé, il réalise avec stupeur la situation. Ce drame marque la fin de l’enfance et des jeux pour plonger dans l’âge adulte et les tourments nouveaux.
Tragédie et annonce de la déchéance
Le divertissement du samedi soir s’est transformé en drame. En mettant un terme à la compétition, il signe la perte de pouvoir de Buzz, la chute du chef puni de ses fanfaronnades, mais au lieu de fournir un successeur à ce dernier, il contraint Jim au rôle d’ennemi. Alors que tous quittent les lieux, l’un des amis de Buzz attaque Jim. C’est une annonce d’un futur sombre de lutte rivale. Toutes les voitures fuient les lieux et seuls restent Jim et Judy. En mourant accidentellement, Buzz scelle le sort de Jim : il est condamné au rejet. C’est ainsi que commence la chute progressive du personnage principal qui, particulièrement marqué par le drame, va verser dans la violence et les désillusions. Ce mouvement est parallèle à celui de la chute : il passe de l’espoir d’une validation collective au statut de paria, responsable involontaire de la mort de son rival.
Manon Koken
La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause)
Réalisé par Nicholas Ray
Avec James Dean, Natalie Wood, Sal Mineo
Drame, États-Unis, 1h51, 1955
Warner Bros
Thelma et Louise, Ridley Scott, 1991
Thelma est une femme au foyer dont le seul enfant est un mari possessif et jaloux. Louise travaille dans un drive-in et tente de mettre un terme à sa relation difficile avec Jimmy. Elles décident de partir ensemble en week-end dans un chalet dans la montagne pour oublier leurs problèmes. Mais rien ne se passe comme prévu …
La séquence finale de Thelma et Louise est une fin culte dans l’histoire du cinéma. Sans cette conclusion, le film n’aurait pas eu la portée symbolique et féministe qu’il possède encore aujourd’hui. À la fois hymne à la liberté de choisir et échec d’une autre vie possible, à la fois victoire de deux femmes qui se libèrent définitivement du joug des hommes et défaite de deux victimes qui n’ont pas de place dans la société. La scénariste Callie Khouri s’est battue pour que cette fin puisse exister. Alors que la production voulait un happy end plus conventionnel, elle pensait que le film perdrait de sa charge critique. Ridley Scott a également subi pendant le tournage la pression du studio pour tourner une autre fin. Incapable de trouver une alternative avec une telle intensité émotionnelle, il a décidé de la conserver comme l’avait écrite la scénariste.
Alors que Thelma et Louise viennent de vivre une course-poursuite épique avec la police, elles ont enfin un moment d’accalmie dans les grands espaces de l’Arizona. Le cinéaste en fait un vrai moment de sororité. Encore choquées par ce qui vient de se produire, elles sont silencieuses pendant quelques instants. Thelma allume une cigarette et la passe à Louise. Agissant comme un calumet de la paix, les deux femmes commencent à se complimenter, puis à rire. Un rire nerveux mais libérateur. Mais si elles semblent oublier un instant la menace, la.e spectatrice.teur voit, en contrebas de la falaise, l’hélicoptère de la police qui avance vers la voiture.
Alors que la voiture glisse dans le décor rougeâtre, la chute est très proche. Après un coup de frein, elles se retrouvent devant l’un des plus beaux paysages des États-Unis : le Grand Canyon. La beauté du lieu est pourtant rapidement perturbée par le bruit assourdissant de l’hélicoptère qui surgit devant elles. Tel un monstre, l’avion leur coupe la vue et obscurcit leur horizon (même si l’hélicoptère transporte l’inspecteur Slocumb, l’un des rares personnages à tenter de les comprendre et de les aider).
En faisant demi-tour, Louise et Thelma réalisent rapidement qu’elles sont encerclées par la police, menaçante et féroce, armes braquées sur elles. Pendant toute cette partie de la séquence, les femmes sont chacunes isolées dans un plan. Elles sont seules face aux conséquences de leurs actions. Le cinéaste ne les réunit que dans le viseur d’un policier. Mais ce rapprochement a quelque chose de funeste et de tragique. L’inspecteur est le seul à essayer désespérément d’empêcher la catastrophe qui se profile et va même jusqu’à crier : Combien de fois faut-il qu’elles se fassent baiser ? (en anglais fuck over). Combien de fois faut-il que les femmes aient à subir le joug des hommes (et leur désir sexuel : le choix du mot fuck n’est pas anodin, étant donné que leur aventure commence quand Louise tue un homme qui tente de violer Thelma) ? Alors que leur road trip va prendre fin, les femmes sont encore une nouvelle fois seules, incapables de se retrouver même dans la tragédie qui les réunit. Mais alors que Louise refuse d’abandonner, Thelma lui propose de continuer.
En effet, elle regarde Louise et lui dit Let’s not get caught ! Let’s keep going ! Et en regardant droit devant elle, là où se trouve le ravin, elle murmure Go. La musique est poignante, mais reste discrète, Ridley Scott préférant mettre l’accent sur l’échange de regards des deux femmes. Elles semblent ne plus avoir de choix, n’avoir aucun chance de s’en sortir, pourtant Thelma, en proposant de continuer l’aventure, offre une nouvelle possibilité : l’ombre d’un nouveau choix. Même dos au mur (celui qu’a créé la police derrière elles), elles restent maîtresses de leur destin. Les regards qu’elles s’échangent sont à la fois tragiques et heureux. Ils brisent le coeur, car tout au long de son récit, le cinéaste et la scénariste ont pris le temps de développer leurs protagonistes et de nous faire comprendre leurs motivations (c’est ce qu’Iris Brey appelle le female gaze dans son ouvrage Le Regard Féminin). Dans leur regard, dans leur complicité, dans leur sourire, il y a un message magnifique et poignant. Alors qu’avec peu de mots, elles se sont comprises, Louise embrasse Thelma dans un geste final avant de lancer la voiture à pleine puissance. L’inspecteur court alors derrière la voiture au ralenti. Dans un dernier geste qui peut être vu comme un geste pour les retenir ou simplement un adieu. Des vocalises féminines viennent s’ajouter à la musique et la bande son alors tragique devient presque joyeuse, comme pour une célébration. Dans un dernier plan, elles se prennent la main. Elles sont enfin réunies pour toujours. La mort est rendue mystique par le fondu au blanc.
Ainsi le cinéaste amène le spectateur à comprendre la décision de ses deux héroïnes qui, même si elles ont le choix de se rendre à la police, n’ont pas d’autre solution que de faire le grand saut. De finir en beauté cette aventure. Le spectateur comprend et soutient les motivations de Thelma et Louise. Et comme pour rappeler au public sceptique quelle est l’évolution qui a fait prendre cette décision aux deux femmes, des flashbacks, des moments clés défilent pendant le générique. C’est à la fois un hommage post mortem et un message fort : peu importe qui vous étiez avant, la liberté est vôtre si vous voulez la saisir. Le sourire aux lèvres, les héroïnes et le spectateur se souviennent main dans la main des moments passés ensemble.
Marine Moutot
Thelma et Louise (Thelma and Louise)
Réalisé par Ridley Scott
Avec Susan Sarandon, Geena Davis
Road Movie, États-Unis, 2h09, 1991
Solaris Distribution
Quantum of Solace, Marc Forster, 2008
James Bond est sur les traces d’une organisation secrète qui lui permettra de venger la mort de Vesper. Alors qu’il fait la connaissance de Camille, il rencontre Dominic Greene, homme d’affaire féroce aux méthodes souvent illégales. Bond découvre que Greene et l’organisation secrète essayent de mettre la main sur l’une des ressources les plus précieuses du monde en achetant un désert en Bolivie. Avec l’aide de la CIA et du gouvernement anglais, Greene essaye d’écarter Bond de son chemin. Mais c’était sans compter sur sa pugnacité et son désir de vengeance.
Quantum of solace est la suite de Casino Royale qui mettait pour la première fois en scène Daniel Craig en James Bond. Les yeux bleus, blond, ce nouvel agent est plus athlétique, mais tout aussi charismatique que ses prédécesseurs. Pour la première fois également, le héros tombe amoureux. Il s’agit de Vesper (interprétée par Eva Green) mais celle-ci meurt à la fin de Casino Royale et lui laisse comme indice un nom : Mr White (pour déjouer un complot qui serait un peu trop long à détailler ici, mais également comprendre pourquoi elle est morte). James Bond va donc avoir une petite explication avec ce fameux Mr White. Tandis que le premier opus de ce nouveau James Bond était sobre et possédait plus de scènes posées que d’action (mises à part une scène sur un chantier assez spectaculaire et une autre dans un aéroport, la plupart du film se passe autour d’une table de poker), Quantum of Solace est nerveux et tout en tension. Il commence par une course-poursuite à couper le souffle dans le Sud de l’Italie (là même où prenait fin Casino Royale et la rencontre entre Mr White et James Bond). Pendant tout le film, une multitude de scènes d’actions viennent ponctuer le récit pour montrer les capacités et aptitudes de James Bond. L’une des particularités de cet opus est que l’action est essentiellement sous forme de courses-poursuites : en voiture, en bateau, à pied, en avion. En ouvrant ainsi son long-métrage, le cinéaste allemand Marc Forster inscrit son récit dans une dynamique de chasse (à la vérité, à la vengeance) et de fuite (Bond étant autant l’homme à abattre que celui qui poursuit).
La scène d’ouverture brouille les pistes. Il n’est pas évident de reconnaître les paysages que le public a vu deux ans plus tôt dans Casino Royale et le réalisateur cherche à accentuer ce sentiment de perte de repères. James Bond est un homme qui laisse sa part d’ombre prendre le dessus (Vesper était pour lui la seule personne qui méritait qu’il sauve son âme et arrête le métier d’agent) : il cherche la vengeance. Le réalisateur choisit de découper sa séquence en gros plans, favorisant la rapidité du montage à la compréhension de ce qui est en train de se dérouler. L’obscurité est présente durant tout le début de la course-poursuite. Il faut quelques instants pour comprendre qui poursuit qui et il est impossible de savoir pourquoi. James Bond n’est, par ailleurs, jamais montré entièrement (ce sont ses yeux que le spectateur voit en premier) ou à travers une vitre fissurée. Métaphore de la fracture ? Une part de l’espion est morte en même temps que Vesper. La sensibilité de Bond lui est sans cesse rappelée durant le film (par M, par Camille, par Fields) et à chaque fois, il la renie et l’ignore. En le présentant derrière une vitre brisée, dès le début du film, le cinéaste nous rappelle sa blessure. Malgré tout, il ne quitte jamais du regard la route devant lui comme indifférent à ceux qui le poursuivent, même si de nombreux plans le montrent dans un rétroviseur, il ne jette pas un seul coup d’oeil derrière lui. Il est décidé à aller de l’avant et rien ni personne ne pourra l’en empêcher (pugnacité que M lui reproche régulièrement, mais sur laquelle elle compte tout aussi souvent).
Une fois sortie du tunnel, l’action s’intensifie encore. Elle prend place dans des petits chemins très empruntés du sud de l’Italie. Très vite, aux poursuivants s’ajoute la police qui essaye d’arrêter les voitures. Avec agilité, la voiture de Bond se faufile entre les barrages de police et les voitures qui avancent lentement, pour se retrouver dans une carrière sinueuse. Dernière étape de cette première course-poursuite, la séquence insiste sur la vertigineuse carrière. Les virages serrés, les engins de chantier, tout est fait pour accentuer la dangerosité de la manoeuvre et en contrepoint la maestria de Bond. La première voiture à tomber est celle de la police. Alors qu’elle fait plusieurs roulé-boulés, elle passe devant la voiture de Bond qui l’évite (toujours dans l’idée que la scène doit être la plus spectaculaire possible). Petite route et falaise obligent, l’autre voiture est rapidement mise hors d’état de nuire par le même procédé. Alors que les deux voitures sont à la même hauteur, un bulldozer vient leur barrer la route. Bond est en difficulté (il n’arrive pas à attraper son arme) et l’engin, en séparant les deux voitures l’espace d’un court instant, offre la possibilité à 007 de prendre son pistolet et d’être prêt (oui, tout cela en moins de quelques secondes) à tirer sur ses ennemis. La voiture chute alors dans le vide, finissant de manière magistrale (et avec le plus de casse possible) la scène d’action.
Rapide et fatale, la chute est un moyen sûr d’éliminer ses ennemis de manière spectaculaire. James Bond est un homme expéditif (que ce soit avec ses conquêtes, Vesper étant la seule à avoir touché son coeur ou pour tuer ses ennemis). La scène ne dure que trois minutes. Assez pour installer l’ambiance de fébrilité et d’adrénaline dans laquelle le film prend place. Et, comme toujours, elle soulève des questions concernant la nouvelle mission de James Bond : que fait-il en Italie ? qui fuyait-il et pourquoi ? Efficace, une ouverture d’un film de la saga de James Bond doit toujours surprendre et intriguer le.a spectateur.trice, au risque de le.a perdre.
De manière moins spectaculaire, mais tout aussi expéditive, James Bond avait déjà eu recours à la chute d’une voiture pour éliminer un ennemi. Alors que l’agent secret (joué par Roger Moore) dans Rien que pour vos yeux (1981, John Glen) se fait foncer dessus par un véhicule, il touche à l’épaule le conducteur qui braque brutalement. La voiture se trouve au bord de la falaise et est sur le point d’être précipitée dans le vide. L’espion pose son pied et donne une petite poussée pour aider à la descente. Sans cœur James Bond ?
Marine Moutot
Quantum of Solace
Réalisé par Marc Forster
Avec Daniel Craig, Olga Kurylenko, Judi Dench
Espionnage, États-Unis, 1h46, 2008
Sony Pictures
Undone (série), saison 1, Raphael Bob-Waksberg et Kate Purdy, 2019
Lassée par la monotonie de sa vie, Alma a un accident de voiture. C’est alors qu’elle commence à voir son père décédé, qui lui propose une grande aventure : voyager dans le temps afin de le sauver d’un meurtre déguisé en accident, des années auparavant.
Le père d’Alma est mort dans un accident de voiture alors qu’elle était encore jeune. Au début de la saison, le spectateur comme l’héroïne n’en connaît pas les circonstances précises. C’est en de multiples variations que la série répète l’accident, à travers les hallucinations et retours dans le passé de son personnage principal. Pour pouvoir défaire (to undo) ce qui a été fait, elle doit d’abord le refaire (to redo), le rejouer et le comprendre (1).
Traumatisée par la mort de son père, Alma reste coincée dans le passé, ce qui est métaphoriquement signifié par des voitures qui n’avancent plus, et par cette impression qu’elle a d’être dans “une boucle”. Cela commence avec son accident de voiture, pendant lequel elle aperçoit son père, pourtant décédé. C’est également dans son véhicule qu’elle refuse d’épouser Sam et met fin à leur relation, dans l’épisode même où sa soeur, Becca, lie mariage et mouvement et lui dit : “tu ne dois pas avoir peur d’aller de l’avant” (You don’t have to be afraid to move forward). Notons également qu’elle arbore alors une moustache, comme un signe de l’influence paternelle sur sa décision.
La multiplication de scènes d’accident, en particulier dans lesquelles la voiture chute dans le vide, déclenchées par des disputes, est le reflet du psychisme de l’héroïne. Comme l’écrit la psychiatre Muriel Salmona dans l’article « La mémoire traumatique », Alma « rev[it] au présent tout ou partie du traumatisme ». Le lien est fait lors d’une série de flashbacks – l’accident du père, non tel qu’il s’est réellement déroulé mais tel qu’Alma se l’imagine, l’accident d’Alma, l’abandon par le père, les adieux avec une amie proche, la grand-mère – pendant laquelle le père déclare : “Ce sont des moments où tu as ressenti des émotions très fortes. Mais la douleur était trop désagréable pour toi alors tu les as remisés au sous-sol de ton esprit” (épisode 4). Or, Muriel Salmona explique :
“La mémoire traumatique est une mémoire émotionnelle implicite (elle n’est pas verbalisable) du traumatisme (…). Elle a comme caractéristiques principales : d’être immuable (elle n’est pas reconstruite comme la mémoire explicite), le temps écoulé n’a pas d’action sur elle et l’intensité des affects reste inchangée par rapport au traumatisme initial (…); d’être déclenchée de façon automatique par des stimuli rappelant le traumatisme (circuit de peur conditionnée); d’être intrusive, elle envahit totalement la conscience et donne l’impression de revivre au présent et à l’identique tout ou partie du traumatisme avec le même effroi, les mêmes réactions physiologiques, le plus souvent sans reconnaissance sur le moment du caractère passé de cette expérience (…)” (2)
La première chute intervient dans l’épisode 3, alors que le père essaie d’apprendre à Alma à contrôler son pouvoir. Téléportés dans une voiture miniature, au milieu de cubes en bois, le père et la fille se disputent à propos de la métaphore de la boîte automatique, inappropriée puisque personne – et surtout pas lui – n’a appris à la jeune femme à conduire une voiture en boîte automatique. Un dialogue qui souligne encore les difficultés d’Alma avec le mouvement (la conduite) et à aller de l’avant. La scène est à nouveau hautement symbolique : coincée dans l’enfance, période de l’abandon paternel, Alma, en chute libre, entre la vie et la mort, a encore stoppé le mouvement. L’idée de jeu, liée à l’enfance, réapparaît plus tard dans l’épisode : l’objet proposée par le père pour qu’Alma parvienne à rester ancrée dans le présent et la réalité (l’ancre, encore symbole d’immobilité, bien qu’également de stabilité) n’est rien d’autre qu’un jouet, le Black Jack électronique, qui la protège des sauts intempestifs dans le temps mais crée également une distance avec les autres, qu’elle agace à n’être qu’à demi-présente, concentrée sur son jeu.
Chute de la falaise de cubes miniatures
Alma et le Black Jack électronique
Cela se produit à nouveau lors d’une dispute avec Becca (épisode 3). Alma se retrouve alors dans la voiture de son père, au moment de l’accident, mais c’est elle – ou plutôt son double – qui est au volant, comme une illustration de son sentiment de culpabilité. Elle change cependant de place au cours du flashback suivant, passant de coupable à victime. Dans les derniers épisodes, le père tente de couper Alma de sa famille et le lien filial se fissure. Alma commence à douter : “je ne crois pas que tu sais ce que tu fais”. Quand elle accepte de retourner dans le temps, dans l’épisode 7, elle n’est plus au volant mais abandonnée par son père, qu’elle appelle, seule en bas de la falaise, la voiture chutant droit vers elle, son père au volant visible à la faveur d’un contrechamp. Elle est alors prête à découvrir qui l’a tué : le dernier flash-back de l’accident montre que la chute était intentionnelle, le père déclarant “repren[dre] le contrôle”. Ce suicide est le dernier élément d’une série d’indices qui permettent de relire l’accident d’Alma (épisode 1) comme une tentative de suicide, ce qu’insinuait déjà la voix off : “Je suis fatiguée de la vie” (I’m so bored of living). Alma a maintenant le contrôle sur ses émotions et se réapproprie les événements traumatiques : elle peut arrêter la voiture en plein vol pour débattre avec son père et tenter de modifier le passé.
L’accident du père rejoué, Alma au volant
L’accident du père rejoué, Alma en bas de la falaise
La vérité sur l’accident du père
(1) To come undone signifie également “péter les plombs” et To be undone “être ruiné”. Je laisse celles et ceux qui ont vu la série faire le lien.
(2) Je souligne. Muriel Salmona, « La mémoire traumatique » [en ligne], article paru chez Dunod en 2009, consulté le 8/05/2016
J. Benoist
Undone – Saison 1
Créée par Raphael Bob-Waksberg et Kate Purdy
Avec Rosa Salazar, Angelique Cabral, Constance Marie
Drame, Fantastique, Etats-Unis, 8 x 30 min
Prime Video
Retrouvez de nouvelles pépites le mardi 12 mai 2020. Pour les 1 ans du « Défi Un bon film avec… », des invités, critiques et blogueurs, vous proposerons plusieurs bons films dans lesquels un animal est le seul à réagir au « méchant ».
Vous aussi, mettez-nous au défi de dénicher des films en rapport avec votre thème, en votant pour le Défi #13 avant le 1 mai 2020. Vous pouvez également proposer de nouveaux thèmes en commentaire ou sur les réseaux sociaux.
4 commentaires sur « [DÉFI] Un bon film avec une voiture qui tombe d’une falaise »