[CRITIQUE] À l’abordage

Temps de lecture :  3 minutes

Il n’est pas nécessaire de rappeler à quel point cette année 2020 est particulière pour notre société. La crise du coronavirus, qui a frappé le monde entier, a empêché un grand nombre d’événements culturels de se tenir. Le Champs-Élysées Film Festival a lieu depuis 9 ans sur l’une des plus belles avenues cinématographiques du monde et met à l’honneur des films indépendants américains et français. Pour la première fois, le festival se tient en ligne dans une version totalement gratuite et accessible au plus grand nombre.

Pour ce deuxième jour du festival, encore plein de belles surprises. À partir de 18h, ont été mis en ligne À l’abordage, quatrième film du cinéaste français Guillaume Brac (Tonnerre, 2014, L’Île au trésor, 2018), présenté en compétition long métrage français, et 17 Blocks de l’américain Davy Rothbart, présenté en compétition long métrage américain. À 18h également, le réalisateur anglais Stephen Frears a donné une masterclass qui est disponible sur le site du festival. Nous lui avions consacré un top en début de semaine. À 19h, un showcase de l’artiste Clara Ysé s’est déroulé – nous n’avons malheureusement pas pu y assister, mais le concert est disponible en replay. Une journée encore forte en émotions.
Retour sur À l’abordage.


Critique

Félix tombe amoureux de la belle Alma qu’il a rencontrée un soir à Paris. Elle part et lui reste. Il décide de lui faire la surprise de la rejoindre dans le Sud. Il propose à Chérif de l’accompagner. Ils prennent un covoiturage et rencontrent Édouard. La cohabitation est difficile, mais ce n’est que le début des ennuis…

Créé pour et avec une dizaine de comédiens du Conservatoire national supérieur d’Art dramatique, À l’abordage est une œuvre collective. Cela se ressent dans l’air de vacances qui imprègne le récit. Les acteurs et actrices sont d’ailleurs bluffants de naturel. C’est la force des films de Guillaume Brac. La réalité prend vie devant notre écran. Dès son premier film, Un monde sans femme, moyen métrage sorti en 2012 en France, il captait avec justesse la fragilité gauche de Vincent Macaigne, qui n’était pas encore connu. Ici, ce sont Éric Nantchouang, Salif Cissé, Édouard Sulpice, Asma Messaoudene, Ana Blagojević, Lucie Gallo, Martin Mesnier, Nicolas Pietri, Cécile Feuillet, Jordan Rezgui, tous justes et tous uniques. Le cinéaste français les comprend, les écoute et livre un film fidèle. Nous sommes presque à la limite du documentaire. Pourtant ce sont de jeunes gens qui s’amusent avec une histoire classique : un homme aime une femme et ferait n’importe quoi pour elle. Elle ne l’aime pas et se trouve bien embêtée de le voir à sa porte. Même si les codes sont connus, ce n’est pas grave. Ils prennent ce point de départ pour raconter une histoire d’amitié. Ce qui se crée au fil des rencontres dans ce camping de la Drôme est beau et tendre. Que ce soit Félix et Édouard que tout oppose (l’un vient de la banlieue et est noir, l’autre est fils à maman et blanc comme un cachet d’aspirine), ou encore Chérif et la jeune maman dépassée et seule. Nous retrouvons l’eau, l’été et les amours contrariés qui étaient déjà les sujets de Contes de juillet (2018) et de l’excellent documentaire, L’île au trésor (2018). C’est un genre auquel nous pouvons facilement nous identifier et le film possède son lot de personnages clichés (l’avocate fiscaliste qui sort avec le bobo de gauche, l’écologiste fataliste et déprimé…) mais réussit, grâce à ses trois héros, à être plus qu’une comédie.

Plus qu’une simple aventure estivale, le film traite des contrastes sociaux entre les différents personnages. Sans le mentionner clairement, mais plutôt au détour d’une phrase ou d’une remarque, il expose sans compromis la réalité de notre société. Un soir, autour du feu, Chérif examine une boite de cassoulet qu’ils viennent de manger. Il a conscience que rien n’est bon dans le produit et pourtant il admire le boulot des commerciaux qui ont vendu avec tant de talent de la malbouffe à des gens pauvres. Il explique alors qu’en licence il avait de bonnes notes et que ses professeurs lui avaient conseillé de faire HEC — École des hautes études commerciales de Paris. Mais que ce n’est pas pour lui, il n’est pas assez bon. Tout au long du film, Chérif est doux, compréhensif, sensible. Il a l’intuition des gens et est connecté à eux. Là où Félix a un tempérament sanguin, il est calme et réfléchi. Alors pourquoi ne serait-ce pas pour lui de faire de grandes études ? Parce qu’il est noir ? Né en banlieue ? Cela résonne fortement avec l’actualité qui bouleverse la France et les États-Unis. Le film expose la fracture sociale qui existe en France et comment la société oublie une grande partie de sa population. Cette charge sociale présente est importante et donne de la profondeur au film. De savoir, de plus, que les comédiens ont participé à l’écriture, ont apporté leurs ressentis et leurs désirs, permet d’y voir plusieurs lectures. Guillaume Brac et sa scénariste Catherine Paillé (Les Ogres de Léa Fehner, 2015, et Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin, 2019) trouvent un juste milieu entre humour, légèreté et critique sociale. À l’abordage est un long-métrage profondément politique : en faisant le choix de mettre des acteurs noirs dans une comédie en apparence sans prise de tête, il leur propose un autre type de rôle et un autre ancrage que les difficultés de la banlieue. Cette banlieue n’est d’ailleurs pas éclipsée dans le propos, seulement elle n’est pas filmée.

À l’abordage est un film d’une grande liberté. Il vous amènera en vacances au bord de l’eau dans un camping tranquille où les seules tempêtes sont celles du cœur et où les différences apprennent à se connaître. La dernière œuvre de Guillaume Brac est à l’image de son créateur : un travail d’orfèvre du quotidien qu’il capte avec sa caméra avec précision et densité.

Marine Moutot

À l’abordage
Réalisé par Guillaume Brac
Avec Éric Nantchouang, Salif Cissé, Édouard Sulpice
Comédie, France, 1h35

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

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