[CRITIQUE] L’Ombre de Staline

Temps de lecture : 6 minutes

1933, Gareth Jones, un jeune reporter gallois avide de vérité, vient de réaliser un interview d’Hitler, fraîchement élu. Il débarque à Moscou dans l’espoir d’interviewer Staline. Il souhaite découvrir comment l’URSS continue de s’enrichir alors que leurs caisses sont vides. Mais sur place, son correspondant est assassiné et les autres journalistes ne lui sont pas d’une grande d’aide. On lui conseille d’aller en Ukraine… 

Holodomor. Un terme que peu de gens connaissent et qui contrairement à l’Holocauste n’a pas suscité beaucoup de récits. Holodomor désigne la grande famine qui s’est tenue en Ukraine et dans le Kouban de l’été 1931 à l’été 1933. La particularité de cette famine est qu’elle était intentionnelle. Elle est le processus enclenché par Staline pour mettre fin à la résistance des paysans ukrainiens et également au « nationalisme » ukrainien qui faisait de l’ombre au bloc soviétique. Avant cette famine, la langue principale du Kouban était l’ukrainien. La cinéaste Polonaise Agnieszka Holland s’est souvent intéressée dans ses longs-métrages aux conséquences de l’Histoire sur la petite histoire. Dans son film le plus connu, Europa Europa (1990), elle expose les ravages de la Seconde Guerre mondiale en Europe à travers le portrait de Salomon Perel, écrivain qui avait tout juste 14 ans quand la guerre éclata. Il dut mentir pour survivre. Elle montre l’horreur perpétrée par les nazis. Par la suite, d’autres films mettront en scène les ghettos et les camps de concentration : La Liste de Schindler (Schindler’s List, Steven Spielberg, 1993), La Vie est belle (La vita è bella, Roberto Benigni, 1997), Le Pianiste (The Pianist, Roman Polanski, 2002)… Pour la réalisatrice, le cinéma est un médium important pour apprendre aux spectateurs des événements souvent méconnus ou oubliés. C’est ce qu’elle fait en filmant la découverte du reporter Gareth Jones (joué par le jeune James Norton) en Ukraine. 

Gareth Jones est ce que nous pouvons appeler un idéaliste. Gauche, maladroit, il est pourtant déterminé à découvrir la vérité à n’importe quel prix. Sa propre vie ne compte pas face à ce qu’il apprend. Lanceur d’alerte avant que le terme existe, il met en garde et souhaite révéler ce qu’il a vu et vécu au reste de l’Occident. L’Ombre de Staline parle de ce que nos sociétés actuelles font quand une vérité les dérange ou ne correspond pas à l’agenda politico-économique : mettre la tête dans le sable. Avec la scénariste Andrea Chalupa (auteure de Orwell and The Refugees : The Untold Story of Animal Farm), Agnieszka Holland réussit à représenter les différents rouages pour cacher la vérité. Les journalistes sont importants dans ce processus. Que ce soient ceux qui profitent du luxe offert par les Soviétiques ou ceux qui croient en une cause supérieure (le communisme), ils participent à embellir le régime. Le personnage d’Ada Brooks (interprétée par l’excellente Vanessa Kirby) est prisonnière du régime qu’elle voudrait défendre. Elle ne peut plus idéaliser l’URSS, mais croit encore que le communisme est possible. C’est surtout Walter Duranty, directeur du bureau du New York Times à Moscou (Peter Sarsgaard, encore une fois plus que parfait), couard et à la botte du parti, qui représente un problème pour la société et laisse perpétrer la violence et l’horreur en URSS en fermant gentiment les yeux de l’Occident. Quand Gareth Jones est invité chez Duranty pour la première fois pour une soirée, il découvre un monde de luxure et de débauche. Il est presque nu et exhibe avec ravissement alcool, nourritures, femmes et hommes dans une ambiance chaude et moite. « Nous n’aurions jamais tout cela en Occident », dit-il à Jones. Ce luxe, il le paye au prix de son silence. Et si Gareth Jones a pu être réduit au silence quand il a exposé les faits qui se déroulaient en Ukraine c’est, à la fois parce qu’il était plus simple d’entendre le démenti de Duranty qu’il publia à la suite de la conférence de presse donnée par Jones, le 29 mars 1933 : Les Russes ont faim, mais ne sont pas affamés (New York Times, 31 mars 1933), et parce que Duranty avait également plus de poids sur l’échiquier politique. En mettant sur le devant de la scène le parcours de Jones, la cinéaste désire redonner vie à ces femmes et hommes qui ont le courage et la détermination de révéler au grand jour des faits inconnus ou oubliés à un public souvent sourd. L’Ombre de Staline est un film nécessaire qui vaut pour sa qualité scénaristique et esthétique. 

À travers une mise en scène inventive et nerveuse, Agnieszka Holland réussit à transmettre l’état émotionnel de son personnage principal. Les découvertes qu’il fait sont au-dessus de tout ce qu’il attendait, il ne peut pas le croire. Filmée telle une enquête, la première partie est rythmée par la vitesse. Si les séquences dans le ministère en Angleterre au début sont dans les tons sépia et sombres, c’est pour montrer qu’ils sont dépassés. Ils n’arrivent pas à faire face à la menace qui se profile tant du côté d’Hitler que de Staline. Ils restent bloqués dans le passé. Tandis qu’une fois à Moscou, le ton est froid, dur, dans des nuances de blanc et de gris. L’hiver et la rudesse de la vie est transposée dans les couleurs qui entourent Gareth Jones — la scène chez Duranty est, elle, orangée, envahie par la fumée des cigares : Duranty s’aveugle délibérément pour vivre une existence vaine et luxuriante. La dernière partie annonce au contraire l’avenir sombre qui attend les états occidentaux qui ont refusé d’écouter les révélations de Jones, mais aussi pour Jones lui-même dont la vie s’arrêtera brusquement en 1935 alors qu’il souhaitait dénoncer les agissements des Japonais en Chine — toujours en quête de la vérité, il était sur les traces des plus grandes catastrophes du XIXe siècle. La cinéaste utilise également énormément les miroirs et joue avec les reflets quand le reporter arrive à Moscou. Jeu de faux-semblant, de dupe, il ne sait plus à qui se fier. Qui ment ? Qui croire ? Si Gareth Jones et Walter Duranty restent fidèle à leur idéologie et but, le personnage d’Ada Brooks quant à elle ne sait plus quoi penser de la situation à Moscou. C’est d’ailleurs dans son appartement que Jones et elle sont vus par le spectateur à travers des miroirs. Jeu de double. Qui sommes-nous réellement dans les situations les plus extrêmes ? De même, la cinéaste utilise les trains pour objectifier l’énergie qui transporte le journaliste. Alors qu’il part à Moscou, le montage est frénétique avec des images d’archives de l’époque (années 1920 – 1930) et du muet. L’imagerie soviétique est forte et rappelle au spectateur ce qu’il connaît en général de l’URSS — pas grand-chose. De plus, ce montage rapide exprime le désir et l’excitation de Jones à aller en URSS. Il y a une fièvre qui l’habite alors qu’il se dirige vers ce pays sans autorisation formelle. C’est un contrebandier, un homme à la marge. Il y va sur une intuition et a toujours ce désir de vérité, plus fort que tout. En revanche, à son retour, après avoir vu et expérimenté la famine et la prison de l’URSS, le train n’est plus qu’une image. Il traverse l’image sans force, presque avec apitoiement. L’échec que vient d’essuyer Jones est cuisant — il a promis de ne rien dire en l’échange de la vie de scientifiques anglais. Entre les deux, le train est le moyen de transport qui mène Gareth Jones à la vérité. C’est là qu’il découvre pour la première fois la famine et ses effets — il fait tomber une épluchure d’orange à terre et voit des hommes se jeter dessus pour la manger. La marque de la cinéaste se retrouve ainsi dans des détails qui viennent refléter l’état du personnage. Toujours au service du récit, elle n’oublie pas d’innover et surprendre. Les images sont complétées par la musique magnifique et profonde du Polonais Antoni Komasa-Lazarkiewicz. En mélangeant beaucoup d’instruments à vent, de cuivres et de tambours, la bande-son est rythmée, mais également arrive à créer une dissonance pour accentuer le malaise face à ce que nous montre la caméra. 

Le film fait le parallèle avec le roman La Ferme des animaux de George Orwell écrit en 1945. Cet ouvrage est une dénonciation du régime communiste sous Staline. Si les moments où nous voyons Orwell face à sa table en train d’écrire peuvent être vus comme des interruptions dans le récit, ils donnent au contraire un double éclairage. À la fois sur l’œuvre et sur les découvertes de Gareth Jones. La cinéaste rapproche La Ferme des animaux à la famine dénoncée par Jones à l’Occident, mais surtout, elle replace l’Holodomor dans le contexte global. L’histoire du livre est simple : les animaux renversent le fermier, Mr Jones — référence au Tsar renversé par les communistes et également à Gareth Jones sans doute tué par le NKVD. Ils prennent alors le pouvoir et décident de mettre en place une ferme équitable entre les animaux. Très rapidement, pourtant, les cochons s’octroient le pouvoir et Napoléon devient le chef de la ferme. Il exploite alors les animaux qui travaillent plus dur et mangent moins. Pourtant ils travaillent plus dur, car ils le font pour eux. L’auteur examine comment en utilisant la propagande, les animaux/humains peuvent être convaincus que le nouveau régime est mieux que le précédent. Cette manipulation est celle dont furent victimes Gareth Jones et les millions de gens morts de la famine. 

L’Histoire est amenée à se reproduire. C’est déjà le cas en Ukraine où la Russie a une nouvelle fois envahi le pays sous le regard de l’Occident qui ne fait encore une fois pas grand chose. Le film d’Agnieszka Holland est un rappel. En découvrant l’histoire de Gareth Jones, nous apprenons une partie de l’histoire qui est aujourd’hui laissée dans l’oubli. L’Ombre de Staline est puissant, profond, passionnant. Et je finirai par rappeler ces mots de La Ferme des animaux qui, sur le mur de la grange, sont inscrits : « TOUS LES ANIMAUX SONT ÉGAUX, MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES ». N’oublions jamais que ce n’est pas le cas. 

Marine Moutot

L’Ombre de Staline
Réalisé par Agnieszka Holland
Avec James Norton, Vanessa Kirby, Peter Sarsgaard
Biopic, Drame, Pologne, Ukraine, Angleterre, 1h59
22 juin 2020
Condor Distribution

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

3 commentaires sur « [CRITIQUE] L’Ombre de Staline »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :