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Rashi est un policier consciencieux et autoritaire qui, suite à une injustice, est démis de ses fonctions. En couple avec Avigail, il tente d’avoir un enfant. Mais très vite, sa relation avec sa femme se dégrade.
Premier film d’un diptyque autour de l’amour, Chained, sorti le 8 juillet, suit le parcours de Rashi. Tandis que Beloved, qui sortira le 15 juillet, se concentre sur Avigail. Le cinéaste israélien, Yaron Shani, souhaite, à travers ces deux œuvres, offrir une vision globale de ce couple dysfonctionnel. Si dans ce premier opus nous comprenons les agissements de Rashi, nous les approuvons également. L’intelligence du scénario est de nous plonger au plus profond de la psyché du personnage. Ce coup de force est possible par le choix d’une posture documentaire. Les acteurs et actrices n’avaient pas de script et nul, mis à part le réalisateur, ne connaissait la conclusion de l’histoire. Au fur et à mesure des jours, des semaines, une histoire s’est construite. Par ailleurs, en choisissant ses comédiens, Yaron Shani a essayé de rester au plus près des personnages : Eran Naim, qui interprète Rashi, est un ancien policier. Par l’image, le documentaire est aussi présent. Dès l’ouverture agitée in media res, le spectateur se questionne sur la réalité de ce qu’il voit. La lumière qui semble peu travaillée et les angles de caméra nous ramènent à une prise sur le vif. L’effet est presque médical. Sous une lumière blanche, l’homme est en action. L’acteur ne savait pas ce qui allait se passer dans cette séquence d’ouverture où deux policiers découvrent deux enfants maltraités par leur père. Rashi/Eran Naim est dans une violence face à l’adulte, mais dans une douceur fragile quand il parle aux enfants. Ainsi le personnage est posé : sa force brute est mise au service de la justice et si, parfois, il semble dépasser les limites, nous nous souvenons de ce geste affectueux face à ces deux garçonnets. Cet homme a un bon fond. Ainsi, ses actes sont inscrits dans une légitimité que nous acceptons entièrement, sans vraiment la remettre en question. Le cinéaste semble, dans la mise en scène et le montage, valider cette posture.
Le travail de Yaron Shani est autour de la perception. Alors que nous embrassons totalement le point de vue de Rashi — il convainc et nous touche —, nous lui donnons une légitimité presque automatique. Le cinéaste sème des indices, que nous sommes pourtant trop souvent aveuglé.e.s pour identifier et repérer. Les liens logiques se font a posteriori — vous verrez comment cela résonne en nous et fait sens quant au thème de l’œuvre. Le réalisateur annonce aussi que ce flou du récit, cette ellipse de points de vue annexes qui ne nous choque même pas, il l’applique également visuellement. Il décide, en effet, de flouter les parties intimes des comédiens. « Le respect et la sensibilité deviennent précieux dans l’exposition de la vie réelle. […] Dans une culture hypersexualisée et même pornographique comme la nôtre, c’est aussi une déclaration importante, […] le flou […] pointe des endroits dans le cadre qui attiraient l’attention. Il est même devenu un outil de narration. » explique-t-il. Cette posture qui pourrait interroger sur une censure est en fait une grande liberté que prend le cinéaste et la marque de son respect pour des hommes et femmes qui se livrent entièrement à la caméra.
Le film interroge notre empathie et notre aveuglement. La légitimation constante de Rashi, du fait de son statut et de son vécu, nous amène à nous demander si notre perception n’est pas brouillée. Si quand bien même une chose est criante, nous ne la voyons pas. Est-ce normal ? Notre société valide entièrement son comportement face à sa femme, mais également sa belle-fille. Même en étant alerte face à la condition des femmes, nous sommes aveuglé.e.s par une autorité et une justice violente incarnée par Rashi. Chained questionne, ainsi, en permanence notre rapport à une société où la banalisation de toute forme de violence est quotidienne et nous fait plonger, tête baissée, dans ce qui devrait nous alarmer.
Autour de Rashi, nous remarquons pourtant un rejet de la communication et de soutiens amicaux et familiaux. À travers ces éléments transparaît le contrôle de soi, trop souvent enseigné aux hommes. Jamais il ne laisse exprimer ses émotions, jamais il ne laisse exprimer sa colère. Ses amis, qui remarquent quand il ne va pas bien, n’hésitent pas à essayer de lui « changer les idées » : l’alcool, l’humour, la banalisation du sexe avec les nombreuses femmes qui changent tous les soirs…, mais pas à savoir la raison de son mal-être. L’homme ne peut donc jamais extérioriser ses sentiments profonds, ses blessures. C’est dans une scène hospitalière que culmine toute la tension accumulée par Rashi. Le cinéaste filme cette séquence à distance, et met en scène un jeune médecin respectueux, compréhensif. Toute la scène est ainsi portée par une expression libératrice qui nous scotche à l’écran. Par ce traitement, le récit interroge et remet en cause les masculinités, des comportements créés de toutes pièces par l’éducation. C’est une thématique qui traverse aujourd’hui un grand nombre de sociétés et qui donne aussi à Chained son caractère universel.
Une fois que vous aurez découvert Chained, il vous semblera nécessaire d’aller voir Beloved pour comprendre réellement ce qui est en jeu entre les deux personnages. Pour notre part, nous étions abasourdies, révoltées à l’idée de notre aveuglement, et le besoin de compréhension était tel, que nous attendons cette seconde sortie avec impatience et effroi. Yaron Shani réalise un film pertinent et essentiel qui résonne intelligemment avec l’actualité.
Manon Koken et Marine Moutot
Merci à Sens Critique et ses Cinexpériences pour cette séance au Balzac. C’était sûrement l’une des plus belles façons de découvrir ce magnifique premier opus du diptyque : à l’aveugle.
Chained
Réalisé par Yaron Shani
Avec Eran Naim, Stav Almagor, Stav Patai
Drame, Israël, Allemagne, 1h52
8 juillet 2020
Art House
Un avis sur « [CRITIQUE] Chained »