Alice Guy, retour sur Be Natural et ses courts-métrages

Temps de lecture : 8 minutes

Alice Guy, une cinéaste injustement oubliée

Qui est Alice Guy ? Alors qu’elle revient sur le devant de la scène grâce au documentaire de Pamela B Greene, Be Natural – L’Histoire cachée d’Alice Guy-Blaché et à la ressortie de quelques-uns de ses courts-métrages sur LaCinetek, Alice Guy n’est pourtant pas connue du grand public. Tandis que les frères Lumière et George Méliès sont aujourd’hui enseignés et célèbres, Alice Guy est encore beaucoup ignorée. Elle réalise cependant, en 1896 pour la firme Gaumont, le premier film de fiction : La Fée aux choux. Réalisatrice, productrice, scénariste, elle touche à tout et ne cesse d’innover. Premier péplum, premier making-of, elle mérite d’être réhabilitée. Retour en quelques courts-métrages (malheureusement la plupart ont été perdus ou brûlés) sur une des plus grandes cinéastes de l’histoire du cinéma qui a connu une carrière foisonnante en France puis aux États-Unis.

Née le 1er juillet 1873 à Saint-Mandé, Alice Ida Antoinette Guy doit travailler à la suite de la mort de son frère et de son père. Elle fait des études de sténographies et devient la secrétaire de Léon Gaumont au Comptoir général de la photographie en 1894. Très vite la société est rachetée par Gaumont et il garde Alice Guy. Elle assiste en mars 1895 à la projection privée des frères Lumières du cinématographe donné dans les locaux de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Pour elle c’est une révélation. Léon Gaumont décide d’investir dans le matériel pour filmer et Alice Guy lui propose donc de faire des films. Il accepte à condition que cela n’empiète pas sur ces autres devoirs. Elle réalise, à 24 ans, en 1896 son premier court-métrage : La Fée aux Choux. Le succès du film lui vaut de diriger de 1896 à 1907 le service spécialisé dans les vues animées de fiction de la société Gaumont. Elle tourne activement beaucoup de films et embauche également Louis Feuillade, ainsi que le décorateur Henri Ménessier ou encore Ferdinand Zecca. 

En 1907, elle épouse Herbert Blaché, un opérateur Gaumont de Londres, c’est à ce moment que l’aventure américaine commence pour Alice Guy. En effet, son mari est envoyé par Gaumont aux États-Unis pour vendre le Chronophone (procédé de son sur disque synchronisé avec un appareil de prise de vues – source Wikipédia). Elle démissionne et part s’installer à New York. Là-bas, elle crée son propre studio : la Solax Film Co. En 1910, elle devient ainsi la première femme directrice de studio. Elle tourne par exemple le premier film avec uniquement des acteurs noirs — les acteurs blancs ayant refusé de jouer — : A Fool and His Money (1912). Elle s’intéresse à beaucoup de sujets comme les problèmes ethniques et tourne de nombreux western, films de guerre, mélodrames. En 1913, quand son mari ne travaille plus pour Gaumont elle lui laisse la direction de Solax pour se concentrer sur la direction et les différents programmes. Mais, en 1919, son mari la trompe et elle décide de rentrer en France après le divorce. C’est à ce moment-là qu’Alice Guy entre dans un combat pour trouver du travail et pour se faire reconnaître en temps que cinéaste. Avec ses deux enfants, elle va tout faire pour retourner dans le milieu du cinéma. Mais en l’espace d’une dizaine d’années, tous l’ont oubliée et personne ne souhaite engager une femme. Elle écrit alors des contes pour gagner sa vie. Plus tard, elle tente de retrouver les films qu’elle a réalisés et essaye de corriger les nombreuses erreurs des historiens qui attribuent ses courts-métrages à d’autres. Elle meurt en 1968 à l’âge de 94 ans sans avoir eu la reconnaissance qu’elle méritait. Elle n’apparaît même pas dans le catalogue des films édités par Louis Gaumont, le fils de Léon Gaumont, alors qu’elle a réalisé pour leur compte plus d’une centaine de phonoscènes. Elle reçoit malgré tout en 1957 le prix de la Cinémathèque Française et est interviewée par Victor Bachy en 1963 sur sa carrière. Ses mémoires sont publiées en 1976. Rien de cela ne suffit pour qu’elle soit reconnue à juste titre par les historiens, encore aujourd’hui.

 

Critique du documentaire
Be Natural – L’Histoire cachée d’Alice Guy-Blaché de Pamela B. Green

Alice Guy-Blaché est la première réalisatrice et l’une des premières cinéastes. Elle a participé à l’invention du cinéma et pourtant son nom ne figure pas au côté de ceux des fondateurs George Méliès et Les Frères Lumières. Pourquoi ? Parce que c’était une femme ? Découvrez l’histoire extraordinaire de cette dame qui a su s’imposer dans le milieu du cinéma tant en France qu’aux États-Unis.

Quand Pamela B. Green découvre l’existence d’Alice Guy-Blaché, c’est un choc. Comment se fait-il qu’aucun de ses films ne lui ait jamais été montré ? Comment se fait-il qu’elle n’ait jamais entendu son nom ? Elle part alors sur les traces de cette cinéaste majeure des États-Unis (et elle l’apprendra de France). Elle interroge autour d’elle de grands noms d’Hollywood. Elles et ils sont comme elle : dans l’ignorance. Le film retrace le parcours de la jeune femme. Elle va poser et essayer de répondre à la question suivante : pourquoi Alice Guy a été oubliée de l’Histoire du Cinéma ? Très vite nous apprenons qu’en plus d’être réalisatrice, Alice Guy a été une femme d’affaires hors pair : elle fut productrice et directrice de studio. À travers des images d’archives, des photographies, des extraits de ses courts-métrages, mais également de plusieurs interviews d’Alice Guy — qui sont tout simplement captivantes — et de sa fille, nous découvrons cette femme extraordinaire, passionnée et exigeante. Le documentaire vaut pour ce qu’il nous apprend de l’histoire de cette femme. Dans son ouvrage Le Regard féminin, Iris Brey réhabilite aussi la cinéaste en parlant du court-métrage Madame a des envies comme étant la première utilisation du gros plan pour montrer, de plus, le désir féminin. Mais Alice Guy a inventé tellement plus et ses films méritent d’être vus pour leur fraîcheur, leur provocation et leurs sujets. Le titre du documentaire renvoie, par ailleurs, à sa devise qui se trouvait dans son studio aux États-Unis : Be Natural était le maître mot qu’Alice Guy donnait aux comédiens et comédiennes pour qu’ils jouent devant la caméra. Elle était en avance sur son temps sur beaucoup de choses. 

Le documentaire vaut donc essentiellement pour son sujet, car la mise en scène est malheureusement brouillonne et peu travaillée. Alors que les archives auraient été suffisantes, elle ajoute et rajoute à foison des skypes, des entretiens téléphoniques ou de visu de notre époque. En faisant de son film une enquête, elle perd son spectateur. Si l’idée sur le papier peut paraître originale, elle l’est beaucoup moins cinématographiquement. Mais le style visuel pauvre n’appauvrit en rien le propos et il reste toujours passionnant. Bien documenté, avec Jodie Foster en voix off, le film a tout de même une autre qualité fondamentale : mettre en avant et permettre de redécouvrir une filmographie exceptionnelle.

 

Des films à (re)découvrir

La Fée aux choux (1896) – disponible sur LaCinetek

Une fée trouve des nourrissons dans des choux.

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Il y a quelque chose d’émouvant dans le fait de découvrir cette jeune femme bien habillée qui écoute les pleurs des bébés pour les trouver dans les choux. En moins d’une minute, la jeune cinéaste pose un décor et une situation cocasse. Elle renvoie au conte pour enfants qui dit que les bébés naissent dans les choux ou les roses. Ici, les bébés gigotent et sont posés sur le sol sans grande attention, le sujet est ailleurs. L’intérêt est de voir cette femme qui nous sourit tout en jouant un rôle. Toute l’équipe, composée d’Alice Guy et de deux amies, s’amuse et teste un nouveau matériel. Cela nous évoque la phrase de Jacques Rivette écrit dans les Cahiers du cinéma, avant qu’il devienne lui-même cinéaste : « Tout film est un documentaire sur son propre tournage. » La Fée aux choux nous renvoie donc à 1896 quand encore peu de gens se sont laissés tenter par l’aventure du cinéma et où tout est possible puisque rien n’a encore été créé.

Madame a des envies (1906) – disponible LaCinetek

Une femme enceinte se balade avec son mari. Sur son chemin, elle explore et assouvit ses désirs.

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Dans son ouvrage Le Regard Féminin, Iris Brey parle de Madame a des envies comme un des premiers films à se placer du point de vue d’une femme pour nous faire comprendre ce qu’elle ressent. C’est ce qu’elle appelle le female gaze. Cette comédie utilise en effet le gros plan — procédé jamais utilisé avant cela (ou très peu souvent) — pour montrer le plaisir que prend cette femme au travers de cette petite promenade. Outre un sujet tout à fait inédit : une femme enceinte qui assouvit ses désirs, le film n’hésite pas à faire des allusions sexuelles plus ou moins poussées. La sucette que Madame lèche renvoie, par exemple, à la fellation. Explorer les envies d’une femme qui plus est enceinte dans une comédie est quelque chose que l’on voit encore très rarement au cinéma. Alice Guy était donc également une cinéaste qui proposait des histoires innovantes et audacieuses.

La Naissance, la vie et la mort du Christ (1906) – disponible sur LaCinetek et Youtube

Les événements marquants de la vie du Christ de sa naissance à sa résurrection.

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Premier péplum, ce film de 34 minutes est un ensemble de tableaux qui retrace la vie du Christ. Avec des décors somptueux et majestueux pour chaque scène, le court-métrage mériterait d’être découvert sur grand écran pour voir la richesse des détails. Alice Guy n’a pas froid aux yeux quand elle réalise en 1906, La Naissance, la vie et la mort du Christ. Si les tableaux sont filmés de loin, avec une utilisation assez classique du cadre, l’ensemble reste plutôt inventif et surprenant. Elle utilise la technique du fondu — la séquence du Sommeil de Jésus où des anges viennent le bercer quand ses parents ne sont pas là — ou encore elle réalise un plan rapproché pour permettre aux spectateurs de bien le saint suaire tenu par Sainte Véronique. Cela permet de sortir, par moment, des plans simples et fixes où les comédien.ne.s s’agitent pour expliquer l’histoire. Le film est, par ailleurs, une véritable superproduction avant l’heure : il est composé de vingt-cinq tableaux (cela représente plus de 600 m de pellicule) et a nécessité plus de 300 figurants. 

Algie, The Miner (1912) – disponible sur LaCinetek 

Algie aime Clarice et Clarice aime Algie. Mais le père de Clarice ne voit pas d’un bon œil ce jeune homme aux allures très féminines. Il lui donne un an pour devenir un homme comme il faut pour épouser sa fille. Algie part alors dans l’Ouest américain pour apprendre la vie, la vraie.

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Qu’est-ce qu’un homme en 1912 ? Il semblerait que la réponse ne soit pas très différente d’aujourd’hui. Viril, brusque, fort, un homme capable de protéger sa fiancée. En mettant en scène Algie, The Miner, Alice Guy offre un regard surprenant sur l’époque. À la fois dans une critique de la masculinité, mais également de l’homme efféminé, elle prouve aux spectateurs qu’il n’y a pas qu’un seul type d’homme. Cette comédie permet ainsi de traiter du sujet de la virilité (avant l’heure) et de montrer au public américain (deux ans après être arrivée) que leur modèle n’est pas forcément le bon. Mais est-ce de l’ironie ? Ou une réalité qu’elle approuve ? Nous n’en serons rien, en tout cas, nous rions devant ce personnage qui prend exemple sur des hommes alcooliques et violents. Belle image du père qui souhaite pour sa fille un fiancé de l’Ouest.

L’Américanisé (1912) – disponible sur Trois Couleurs

Un couple russe fuit aux États-Unis, mais l’homme violent et brutal se trouve confronté à la civilisation américaine. Il va devoir apprendre à bien se comporter.

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Dans la même veine que Algie, The Miner, ce court-métrage tourné la même année aborde les changements de l’homme. Ici, le mari n’est pas trop efféminé, mais au contraire une brute qui n’hésite pas à frapper sa femme et à la faire travailler durement (il fait par exemple tirer le traîneau à son épouse en lui donnant des coups de fouet). Directement venu de Russie (image quelque peu réductrice de l’immigré), le couple va très vite apprendre le bon comportement. C’est surtout l’homme qui doit faire des efforts, c’est donc à coups de fouet et de canne qu’il devient lui-même un époux doux et affectueux, plein de bonne volonté pour aider au foyer. Si ce n’est encore une fois pas très subtil, il faut noter que les comédiens ne sont pas dans la caricature et plus particulièrement l’actrice qui reste toujours au plus proche des réactions de son personnage sans en faire trop. La devise « Be Natural » d’Alice Guy paye ainsi. De plus, le film aborde, certes sur le ton de la comédie, des violences conjugales et les critique. Il suggère malheureusement de traiter la violence par la violence.

 

Vous pouvez en découvrir encore plus sur LaCinetek qui vient d’intégrer à son catalogue dix-huit nouveaux films d’Alice Guy grâce au travail du distributeur The Lobster, ainsi qu’aux chercheurs et restaurateurs des films.

Marine Moutot

Be Natural – L’Histoire cachée d’Alice Guy-Blaché
Réalisé par Pamela B. Green
Avec Alice Guy, Jodie Foster, Geena Davis
Documentaire, États-Unis, 1h42
22 juin 2020
Splendor Films

La Fée aux choux
Réalisé par Alice Guy
Conte, France, 0min55
1896 (il existe plusieurs versions)

Madame a des envies
Réalisé par Alice Guy
Comédie, France, 4 min
1906

La Naissance, la vie et la mort du Christ
Réalisé par Alice Guy
Péplum, France, 34 min
1906

Algie, The Miner
Réalisé par Alice Guy
Comédie, États-Unis, 10 min
1912

L’Américanisé
Réalisé par Alice Guy
Comédie, États-Unis, 11 min
1912

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

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