[CRITIQUE] Femmes d’Argentine

Temps de lecture : 4 minutes

Juin 2018, Buenos Aires. Les femmes sont dans la rue pour rendre l’avortement libre, sûr et gratuit.

Sélectionné hors compétition au Festival de Cannes puis au Festival des 3 continents de Nantes, Femmes d’Argentine s’est fait remarquer dans les manifestations cinématographiques en 2019. Avec sa sortie prévue le 11 mars 2020, il n’est pas arrivé dans les salles françaises sous les meilleurs augures : une semaine de visibilité avant la mise en place du premier confinement. Repris au déconfinement, il a heureusement pu avoir une seconde vie en salles à partir du 22 juin. Bien qu’il ne soit pas encore disponible en VOD, une belle séance est organisée ce soir, mercredi 25 novembre, à 20h15 par le biais de la salle de cinéma virtuelle de La Vingt-Cinquième Heure.

Retraçant le combat des Argentines pour le droit à l’avortement, Femmes d’Argentine est un documentaire puissant et primordial. Il s’ouvre sur ces mots glaçants, écrits en lettres capitales : “2018. Parmi les 320 millions de femmes latino-américaines, seulement 8% peuvent interrompre librement leur grossesse. En Argentine, une femme meurt chaque semaine à cause d’un avortement clandestin. Après des mois d’une mobilisation sans précédent, le 13 juin 2018, avec un million de personnes dans la rue, fut présenté au Parlement un projet de légalisation de l’avortement libre, sûr et gratuit.” 

Le spectateur est immédiatement plongé dans les mouvements sociaux qui animent la capitale, Buenos Aires, en ce mois de juin 2018, au rythme de la batucada menée par des femmes, foulard vert émeraude autour du cou, emblème de la lutte et symbole de vie. Créé en 2003, il ne s’est popularisé qu’en 2017 avec les manifestations du mouvement féministe NiUnaMenos (PasUneDeMoins) qui se mobilisait contre les violences faites aux femmes et pour l’égalité salariale femmes-hommes. De nombreux cartons et textes incrustés sur les images apportent un complément utile au propos visuel. L’Histoire s’inscrit au cœur de la ville, ancrée dans ce centre historique par la démultiplication des vues sur les bâtiments qui le composent. Bien que le dispositif soit simple, l’immersion fonctionne. Divisé en plusieurs parties distinctes, le documentaire traite, classiquement mais à merveille, chacun de ses thèmes.

MILITER. Grâce à des interviews de femmes et manifestantes, il développe les raisons de la lutte féministe en Argentine : le besoin de soutien et d’accompagnement mais aussi, et surtout, les nombreux avortements clandestins. Chacune d’entre elles a une amie, une cousine, une soeur qui est décédée des suites d’un avortement, et ce à cause de l’illégalité de la pratique. “En 2018, ça ne doit plus arriver.” Ces mots font Histoire. La révolution vient de la rue ! Femmes d’Argentine a d’ailleurs l’intelligence de filmer et d’interroger les manifestant.e.s pro-vie, vêtu.e.s de bleu clair, montrant que l’argument criminel qui pèse sur l’avortement est fortement ancré dans les esprits, des hommes comme des femmes.

CROYANCES. Le titre original Que sea ley, littéralement “que ce soit la loi”, n’est pas sans évoquer un “ainsi soit-il” chargé de sentence religieuse, soulignant le second propos du film : questionner la place de l’Eglise dans la société argentine, et plus particulièrement le poids de l’Eglise sur l’Etat. L’article 2 de la Constitution stipule que “le gouvernement fédéral soutient le culte catholique apostolique romain.” Etat et religion sont ainsi intrinsèquement liés comme le prouvent certaines scènes filmées au Parlement : “légaliser l’avortement, c’est admettre l’échec de l’Etat”, s’exclame une politicienne. “Le projet de loi est adopté le 14 juin.” En introduisant son documentaire par cette validation, Juan Solanas désamorce l’horreur et l’angoisse soulevées par l’incertitude de l’aboutissement de cette lutte. 

Derrière la revendication d’un avortement légal, c’est aussi du poids de la religion, si présente et si jugeante dans la vie des Argentin.e.s, dont cherchent à se défaire ces militantes. Les paroles sensées d’une jeune Catholique ayant avorté résonnent : “séparer l’Eglise de l’Etat, séparer l’Institution de la Foi.” C’est d’ailleurs dans des milieux particulièrement pauvres, et croyants, que les avortements illégaux et mortifères sont les plus nombreux. Femmes d’Argentine fait ici écho à certains témoignages de violences gynécologiques et discriminatoires que nous avons pu lire ces derniers mois, aussi en France, par le biais de Tumblr comme Paye ton gynéco ou de podcasts comme YESSS (attention, les contenus sont particulièrement violents). 

Cette lutte est portée par la parole des femmes, dans la rue – loin d’Internet et des réseaux sociaux : maltraitance, torture par les services médicaux, jugement, stigmatisation, culpabilisation… Le personnel devient le commun : toutes ces femmes partagent un même vécu. Et l’histoire de ce pays se transforme en récit universel. Les arguments pro-vie sont les mêmes qu’en France, en Pologne ou en Espagne. Et cela fait froid dans le dos. 

HYPOCRISIE ET DOUBLE MORALE. Le documentaire souligne aussi les divisions qui scindent le pays. Une parole – particulièrement choquante – revient régulièrement : “personne ne se lève un matin en se disant : ‘allez, ce soir je vais me faire avorter’.” En revenant sur les lieux des témoignages, Femmes d’Argentine retrace l’histoire de la parole féminine et militante. Un nouveau symbole de la lutte fait son apparition : des groupes de femmes vêtues de capes rouges et de coiffes blanches, directement inspirées de The Handmaid’s Tale (La Servante écarlate, Bruce Miller, 2017). Cette référence culturelle contemporaine fait un parallèle glaçant entre ces femmes privées du droit d’avorter et les Servantes de la série, contraintes de mettre au monde des enfants pour les couples riches et dominants qui les exploitent dans une société frappée par la dictature et l’infertilité. 

FÉMINISME. Tout l’intérêt de ce film est de retracer le parcours d’une lutte pour des droits fondamentaux et sa force émane de la ténacité et de la puissance de l’engagement de ces femmes et militantes. Lutte pour la liberté, le choix et le désir, il s’agit surtout d’une lutte pour défendre une façon de voir le monde et de vivre ensemble. Une parole qui, même si la loi a été validée, doit continuer de circuler et d’irriguer les consciences et les générations de femmes, et aussi d’hommes, à travers le monde. Femmes d’Argentine se clôt sur les paroles vibrantes des chants engagés. Le message continue de résonner à nos oreilles. Un documentaire féministe, nécessaire et libérateur.

Manon Koken

  • Femmes d’Argentine (Que Sea Ley)
  • Réalisé par Juan Solanas
  • Documentaire, Argentine, France, Uruguay, 1h26
  • 11 mars 2020
  • Destiny Films

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

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