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Herman J. Mankiewicz, scénariste alcoolique sur le déclin, doit écrire pour Orson Welles le script de son premier film : Citizen Kane. Il replonge dans le Hollywood des années 1930 pour trouver l’inspiration.
David Fincher souhaitait depuis plus de vingt ans réaliser ce scénario écrit par son père, Jack Fincher. Alors que les studios de production ne voulaient pas prendre un tel risque, surtout pour un film en noir et blanc, c’est Netflix qui lui donne carte blanche pour tourner le long-métrage, après qu’il ait amplement fait ses preuves avec la très belle série Mindhunter (2017 – 2019). Impossible de ne pas faire le parallèle avec le génie Orson Welles qui, à 24 ans, se voit offrir par la RKO les pleins pouvoirs. Cinéaste de talent, David Fincher réussit encore une fois à insuffler l’ambiance et la beauté visuelle de son univers. Avec Mank, il réalise son œuvre la plus personnelle, reprenant l’hypothèse de Pauline Kael (Raising Kane, 1971) selon laquelle Mankiewicz aurait été le seul scénariste de Citizen Kane.
Mank, c’est Herman J. Mankiewicz, l’aîné de Joseph L. Mankiewicz. Si l’Histoire l’a oublié au profit de son petit frère – réalisateur entre autres d’Eve, 1950 -, Mank fut celui qui lui fit de l’ombre toute sa vie. Scénariste de talent – il a participé à l’écriture du scénario du Magicien d’Oz (1939) -, beau parleur à l’humour caustique, il permet aux spectateur.rice.s contemporain.e.s de regarder l’Hollywood des années 1930-1940 avec un regard à la fois d’outsider et d’initié. Prompt au conflit, il est en opposition avec les grands pontes, alors adulés : les producteurs Louis B. Mayer et Irving G. Thalberg, le magnat de la presse William Randolph Hearst – dont il fait le portrait à peine voilé dans Citizen Kane. C’est également un allié, pour l’actrice Marion Davies – qui fut la maîtresse d’Hearst pendant 30 ans -, dont beaucoup pensaient qu’il s’agissait de son inspiration pour la chanteuse sans talent dont s’entiche Kane. Le film réhabilite au contraire son statut de femme intelligente et clairevoyante. Idéaliste et perspicace, Mank est un homme bon et à contre-courant. Mais Fincher brosse aussi le portrait plus sombre d’un homme autodestructeur, porté sur la bouteille, aimant le jeu et les “amourettes platoniques” (comme le lui reprochera sa femme, Sarah), pouvant être particulièrement grossier – il surnomme cette dernière “Poor Sarah”. C’est du point de vue de ce génie malade et alité que Fincher aborde l’âge d’or d’Hollywood. Dans les flashbacks, le réalisateur place la silhouette en exergue pour que le public n’oublie jamais que ce sont les souvenirs de Mank. Comme le scénario de Citizen Kane, les spectateur.trice.s ne peuvent avoir qu’une vision déformée d’un personnage ou d’une situation, jamais l’ensemble de sa vie. C’est ce qu’avaient réussi à faire, en 1941, Herman J. Mankiewicz et Orson Welles et c’est ce que réussissent une nouvelle fois, Jack Fincher et David Fincher en 2020.
Instructif et passionnant, le film nous fait découvrir ces personnalités d’Hollywood dont nous connaissions le nom souvent seulement grâce aux cartons du générique. Il lève ainsi le voile sur le manque de considération pour les scénaristes, travailleurs de l’ombre, victimes du culte de l’Auteur, dans le système hollywoodien – repris et développé plus tard en France par les Cahiers du cinéma, finissant d’achever l’idée d’une création filmique collective. L’oubli du talentueux Herman J. Mankiewicz aujourd’hui, électron libre des studios et créateurs d’histoires, est bien la preuve de cette absence de reconnaissance. Mank est le fruit d’un double mépris, institutionnel par les studios ignorant les scénaristes, et personnel – et réciproque – par ses acolytes outrés des comportements décadents de ce “clown ingrat”.
Le décalage entre le scénariste et ses comparses est d’autant plus marqué lors de séquences de fêtes mondaines. Alors que le nazisme prend dangereusement son essor en Europe, les invités se rient d’Hitler, de sa moustache et des camps, évoquant la réalité du Vieux Continent avec légèreté. Seul Mank, à l’écart, un verre à la main, souligne l’horreur de la réalité. Alors qu’Hollywood brille, loin de la menace, lui s’implique discrètement en aidant des villageois à fuir le fascisme naissant et utilisant son talent d’écrivain comme geste politique – bien qu’aucun studio ne veuille produire son film sur les nazis. Le pouvoir immense laissé entre les mains des réalisateurs américains n’est voué qu’aux cancans et aux divertissements, bien loin de tout essai militant. L’opposition culmine dans une magnifique scène de règlement de comptes lors d’un fastueux dîner circassien à Saint Simeon, le riche domaine de William Hearst. Alcoolisé, Mank y file la métaphore donquichottienne, comme s’il expliquait un scénario avec William Hearst dans le rôle-titre, Marion Davies en Dulcinée et Louis B. Mayer en fidèle Sancho, loin de plaire au gratin hollywoodien qu’il invective. Mais finalement Don Quichotte, c’est lui, idéaliste se battant contre des moulins. Gary Oldman, extrêmement impressionnant, brille dans cette scène par sa maîtrise de la perte de contrôle.
Mank est aussi une parabole passionnante sur le pouvoir des images. Si, aujourd’hui, nous avons Twitter et compagnie pour influencer une élection politique, à l’époque de Mankiewicz, c’était le cinéma. La MGM réalise des fausses actualités pour pousser le public à voter pour le candidat républicain Merriam contre le démocrate Upton Sinclair – dont Mank adapte un scénario en 1942. Dans la séquence du dépouillement, où les dirigeants de la MGM s’amusent, Mank est là, désabusé, à regarder le monde qui l’entoure. Grâce aux superpositions et effets de lumière, la soirée se transforme en un moment oppressant et délirant. Le film n’hésite ainsi pas à critiquer la puissance et la corruption hollywoodiennes. Mais le cinéaste rappelle aussi que le vrai pouvoir n’est pas entre les mains des dirigeants, mais de ceux qui font les histoires. “We have a huge responsibility” dit Mank au cinéaste Shelly Metcalf qui a fait ces actualités. Ce n’est pas que le spectateur soit un mouton, mais dans l’obscurité de la salle, les images peuvent sembler plus vraies que la réalité et il est facile de tromper l’autre. C’est pour cette raison que Citizen Kane raconte l’histoire d’un homme à travers le récit d’autres, pour que toujours l’observateur garde en tête que ce ne sont pas les faits exacts.
Bien qu’il filme en numérique, Fincher cherche à maintenir l’illusion d’un cinéma d’époque. À peine le logo de la célèbre plateforme a-t-il disparu qu’il se substitue à celui de la RKO, productrice de Citizen Kane. Le générique déroulant, légèrement en biais, adopte lui aussi l’esthétique tant adulée de l’ancien, sur fond de nuages. Chaque séquence est sous-titrée comme s’il s’agissait d’un scénario. Le noir et blanc et la musique des cordes permettent de replonger dans les classiques des années 1930 – 1940 et renforcent l’immensité inquiétante de l’environnement dans lequel évolue le personnage. Mank emprunte à Citizen Kane l’ambiance des souvenirs. C’est un film nocturne, sorte de visite guidée du passé, dans lequel les différents luminaires guident nos regards par leur brillance surnaturelle. Sa structure, bien que factuelle, rend hommage à ce dernier par sa dimension labyrinthique. Ce n’est qu’à la fin de ces deux heures intenses que les pièces du puzzle trouvent enfin leur place pour que les spectateur.rice.s aient une vision globale de l’œuvre achevée. Une œuvre que l’on veut aussi revoir, riche de cette compréhension nouvelle. Alternant entre le huis clos de l’écriture – 60 jours, ultimatum wellesien – et les flashbacks des frasques passées, les séquences dialoguent et s’imbriquent à merveille. L’enfermement, contraint par la convalescence et les règles strictes imposées par Welles, permet l’évasion par le souvenir.
Conclusion de ces soixante jours intenses et conflictuels. Citizen Kane remporte l’Oscar du meilleur scénario en 1942. David Fincher n’oublie pas de faire un clin d’œil au réel en intégrant des images de la cérémonie à laquelle Mankiewicz, comme Welles, est absent, suivie d’une interview radio provocatrice du réalisateur enjoignant son scénariste à “kiss my half”. On pourrait se demander jusqu’où va la véracité de cette biographie fantasmée depuis 1997 par Fincher, père et fils. Mais à quoi bon, laissons opérer la magie du conteur. Portrait métacinématographique sublime de cette figure méconnue qui brûlait la bougie par les deux bouts, l’emprise d’Hollywood résonne comme jamais dans les dernières paroles : “je suis un rat pris dans mon propre piège que je répare dès qu’une brèche m’offre une chance de m’enfuir.” Preuve ultime qu’ascension et destruction peuvent aller de pair.
Manon Koken et Marine Moutot
Pour compléter le visionnage de cette pépite fincherienne, nous ne pouvions que vous recommander :
- l’écoute de l’interview de David Fincher par Augustin Trapenard dans Boomerang sur France Inter
- la lecture du très bon dossier de La Septième Obsession du mois de novembre – décembre – agrémenté d’une critique très personnelle, d’une interview du maître, de plusieurs interviews de ses collaborateurs… Belle idée de justement les mettre en valeur après un tel pamphlet sur la reconnaissance des scénaristes.
- l’écoute de l’épisode Citizen Mank du podcast Connaissez-vous l’histoire ? de Binge Audio, animé par la talentueuse Juliette Livartowski où l’on en apprend beaucoup sur Mank, de l’enfance aux derniers jours.
- Mank
- Réalisé par David Fincher
- Avec Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins
- Drame, Biopic, États-Unis, 2h12
- 4 décembre 2020
- Netflix
- Disponible sur Netflix
Charmante critique s’il en est d’un film que j’ai justement visionné pas plus tard qu’hier soir. Quelles remarquables performances d’acteurs de la part de Gary Oldman (est ce vraiment surprenant ?) et d’Amanda Seyfried !
Deux petites remarques cependant !
« Don Quichotte, c’est lui, idéaliste se battant contre des moulins. » Dans cette scène, Mank se réfère à Don Quichotte comme modèle de Kane, et donc par extension, allégorie de Hearst. Il ne l’invoque pas comme figure idéaliste à laquelle il s’identifie lui-même mais comme pamphlet contre Hearst qui met tout son pouvoir à l’œuvre pour battre du vent en essayant de faire interdire le film.
Ensuite, à propos du « kiss my ass » du Welles bien réel, il le déguise en réalité sous un « kiss my half » quasiment homonyme, en référence à la moitié des droits qui lui ont été attribués (l’autre moitié étant celle de Mank).
Mais bon, ce ne sont que des détails haha 😀
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Merci pour votre commentaire 😉 (et si les détails sont importants, donc merci de les avoir soulignés !)
Pour « kiss my ass », effectivement, petit problème de traduction des sous-titres français (et on a mal entendu, atch)!
Pour Don Quichotte, effectivement c’est bien comme cela que nous l’avions compris, mais cette métaphore peut aussi être appliqué à Mank dans sa vie en général, qui a essayé de lutter contre les studios et leur idéologie. En s’attaquant à Hearst ici, il s’attaque un peu lui-même également.
Et oui Amanda Seyfried est excellente, le rôle lui va si bien (on peut juste noter que normalement Mank et Marion Davies ont le même âge dans la réalité et que les deux acteurs ont 27 ans d’écart…). 😉
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Que ne suis-je venu lire cet article plus tôt !
Excellente analyse de ce film riche en effet, qui ravit le cinéphile de nombreux détails sur le microcosme hollywoodien des années 30. Le film est d’ailleurs davantage centré sur Mank dans son milieu que sur la fabrication de Citizen Kane. Et si on passe sur la querelle de scénario, n’oublions pas que ce chef d’œuvre doit aussi à la conjonction d’autres techniciens de talent, Gregg Toland et Robert Wise pour ne citer que ceux-là.
Le film de Fincher est riche, touffu, peut-être trop à mon goût, ce qui m’a un peu mis hors du coup, j’avoue.
Merci pour le lien vers le podcast, je vais écouter ça.
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