[CRITIQUE] Vaurien

Temps de lecture : 8 minutes.

Djé arrive en ville, fauché. Il squatte là où on veut bien l’accueillir et n’hésite pas à se servir de son charme pour arriver à ses fins. Derrière cette apparence séduisante, il cache un passé bien sombre.

Pour ce quatrième jour des Arcs Film Festival, nous attendions avec impatience Vaurien, premier film de Peter Dourountzis, en compétition officielle à Cannes cette année. Après le magnifique Slalom de Charlène Favier, la qualité promettait d’être au rendez-vous. Dans Vaurien, le cinéaste français questionne les relations femmes-hommes à travers la figure énigmatique de Djé, homme blanc de quarante ans qui est là pour profiter de ce que lui offre la vie sans se poser de questions et surtout sans rendre de comptes. 

Djé est partout chez lui. Vantard et séducteur, il réussit toujours à se tirer d’affaire. Dès l’ouverture, ses caractéristiques sont campées. Alors qu’une jeune femme téléphone bruyamment à son amie, il l’aborde sans la moindre gêne, l’interrompant dans sa discussion à plusieurs reprises puis la prenant en photo. Tout d’abord hors champ, il est le harceleur du métro, du train, de la rue. Celui sans identité qui perturbe sa victime sous le choc de cette intrusion bien longtemps après leur rencontre. Celui que la société protège par les expressions douteuses de “liberté d’importuner” et de “drague de rue”, minorant ainsi l’impact de ces paroles non désirées, soulignant bêtement ce besoin de séduction des hommes là où il s’agit seulement d’envahir l’espace de l’autre, celui de la femme. Alors que le contrôleur l’interroge, il se présente comme n’ayant “pas d’adresse, pas d’identité” et est aussitôt défini par le carton-titre : “VAURIEN”. “Djé est un personnage vide, sans ambition, au passé flou, qui n’existe qu’au travers du regard des personnages secondaires, et du nôtre. En cela, c’est un personnage performatif ; s’il vous fait peur, alors il devient agresseur, si vous le trouvez beau, alors il devient séducteur”, déclare son créateur. Voilà qui est Djé, nous n’en saurons pas plus. 

C’est d’ailleurs ainsi qu’il fascine, personnage difficilement lisible aussi bien pour ses interlocuteurs que pour les spectateur.rice.s, pourtant plus avertis. Il défie l’autorité et les autres, s’arrange avec la vérité et joue de cette incertitude. Son mystère, sa liberté et son apparence attirent, même si nous nous doutons, au travers de ses contradictions – se vante mais fuit au premier coup dur, sa violence perceptible -, qu’il cache quelque chose. À première vue, Djé nous plaît comme à toutes ses victimes et autres rencontres. Il est comme tout le monde : il rigole la journée avec ses collègues, sort le soir dans les bars avec des camarades de beuverie et séduit des femmes. Mais derrière ces quelques caractéristiques très affirmées, Djé n’a pas d’identité claire. Il vit sans liens, sans engagements, un jour ici, le lendemain ailleurs. Il correspond à l’archétype de “la masculinité dominante d’aujourd’hui. Il a un côté portrait-robot ; c’est un homme, blanc, séduisant, il a quarante ans ; il passera donc au travers des mailles du filet.” C’est pour ces raisons, que Peter Dourountzis nomme “quadruple totem d’immunité”, que Djé est protégé par la société : “un homme aussi violent, aussi horrible que Djé, passe totalement inaperçu, parce qu’il existe dans le quotidien une misogynie ordinaire, et une injustice sociale qui concerne les personnes racisées.” 

Pour incarner Djé, Pierre Deladonchamps était le choix parfait (Plaire, aimer et courir vite, L’Inconnu du lac). Il campait déjà un personnage glaçant et hors de tout soupçon dans le stupéfiant Les Chatouilles (André Bescond, Eric Métayer, 2018). Comme toujours, il excelle à incarner son personnage et donne corps à l’œuvre. Ses yeux bleus profonds et sa voix grave offrent à Djé le charisme naturel nécessaire à ce vaurien sans cœur. Malgré ses petits larcins, les spectateur.rice.s sont loin de soupçonner ce qui l’anime. La découverte de la réalité est d’autant plus choquante. Vaurien questionne notre rapport au personnage et à notre empathie mise en exergue par l’expérience de cinéma. “Le propre du spectateur de cinéma, c’est d’avoir de l’empathie, de se mettre à la place des autres. Par contre, pour ne pas le piéger, pour ne pas qu’il se sente coincé, je l’avertis dès la première scène : le mec est louche, dangereux. Je veux responsabiliser le spectateur, déclencher son code moral, lui demander « jusqu’à quel point vous avez de l’empathie pour cet homme ? ».

Au lieu d’aborder les rapports femmes-hommes à travers les relations amoureuses, Peter Dourountzis s’intéresse à la prédation. Son éveil sur “sa propre nature”, comme il le dit, remonte à sa majorité : “À l’âge de 18 ans, je suis invité à une soirée. Je suis alors très amoureux d’une jeune fille. Elle a pas mal picolé et s’endort à l’écart des autres. Elle est allongée, vulnérable, et me vient à l’esprit l’idée d’abuser d’elle. Pour moi, c’est l’électrochoc, rien que d’y avoir pensé. Jusqu’à lors, j’imaginais que seuls les criminels avaient ce genre de pensées. Et pourtant je me retrouve à devoir faire le choix de ne rien faire.” De là naît le désir de montrer la réalité de ceux que nous désignons comme des “monstres” après leur condamnation mais dont nous ne soupçonnons rien des agissements au présent. “Penser que les hommes qui agressent sont forcément des monstres, c’est une manière de ne pas se poser de question. Dans les années 90, à Paris, plusieurs tueurs en série sévissaient. Or pendant ma vie étudiante, j’aurais très bien pu boire un verre à côté d’eux, ou même avec eux, sans m’en rendre compte. Parce que la dangerosité n’est pas imprimée sur le visage de ceux qui agressent.” Pour construire son personnage, il s’est beaucoup aidé de son expérience ultérieure du SAMU où il a pu enquêter sur des meurtriers et violeurs qui ont marqué la France tels que Guy Georges, Patrick Trémeau ou Mamadou Traoré. Loin des stéréotypes de meurtriers des films américains, il préfère montrer un homme lambda qui se fond dans la masse. 

La force de Vaurien réside aussi dans le fait que l’aura que possède le personnage principal est problématisée. Il attire et inquiète à la fois. Sur son chemin, il croise une multitude de femmes qu’il aime fixer, dévisager, toiser, comme s’il les dévorait du regard. Intelligentes, indépendantes, cultivées, belles, ses victimes ou futures conquêtes, si elles semblent choisies au hasard, ne le sont pas. La seule à qui Djé s’adresse, et qui ne finira pas dans son lit ou morte, est une artiste dont la particularité est de porter la moustache. Fin et discret, cet attribut masculin est un barrage qui la protège de la domination du tueur. Il lui parle d’égal à égal. Tandis que ce qui sauve Maya et la rend si attirante, tout comme la première jeune femme du bar, c’est qu’elle soutient son regard et le provoque. Dans la première séquence où Maya apparaît – incarnée par Ophélie Bau révélée dans Mektoub My Love (Abdellatif Kechiche, 2017) -, elle n’hésite pas à tenir tête au barman et à un client. Alors qu’elle demande un tampon à une autre jeune femme, le serveur lui demande d’arrêter d’opportuner les gens avec ses “cochonneries”. Sans se laisser démonter, elle va jusqu’à mettre le tampon dans un verre de vin rouge, quittant la pièce sur ce geste de rébellion. Le cinéaste insiste sur la violence des deux hommes envers la jeune femme et le tampon qui se gorge de vin est une métaphore assez parlante de l’énergie que les femmes perdent à se battre pour avoir le droit d’exister. Fasciné par sa force de caractère, Djé est totalement obsédé par Maya et en tombe amoureux. Si ce que vit Maya dans cette scène, pourtant anodine, choque les protagonistes, c’est parce qu’elle se rebelle. Mais le reste passe : les nombreuses remarques sexistes et racistes, les invasions dans l’espace privé. Dans la séquence d’ouverture, le conducteur voit bien que la jeune femme a été dérangée, mais il ne dit et ne fait rien. Au contraire, il laisse Djé s’en sortir et l’absout de ses fautes. Heureusement, le cinéaste nous permet toujours de nous rappeler l’anormalité de ce sexisme, par un tag discret sur le sol au pied de Djé qui dit qu’ici une femme a été “battue, tuée, violée, agressée” ou quand Maya est traitée de salope par son patron. Le film dénonce en permanence cette culture du viol si ancrée et invisibilisée par notre société. Car malgré la banalité du sexisme et l’apparente impunité des agresseurs, les spectateur.trice.s sont progressivement de plus en plus révolté.e.s et énervé.es et la séquence finale redonne le pouvoir à Maya avec un dernier regard de défi et de dégoût au vaurien et le droit de sortir du cadre sans être inquiétée. De posséder, même juste quelques instants, l’espace public.  

Grand admirateur de Gaspar Noé, Michael Haneke et Paul Verhoeven, Peter Dourountzis cherche à montrer la violence autrement. Djé rencontre de nombreuses femmes sur son chemin, de toutes classes sociales, et les séduit. Filmées de près, elles ne sont pas vues du point de vue du prédateur, mais plutôt d’un peu à côté : “Tant que je filmais, il ne pouvait rien leur arriver. C’était la clé de ma mise en scène. Et quand je ne filmais pas, il se passait des choses atroces, qu’on ne pouvait pas ignorer non plus.” Il profite du premier meurtre pour développer une mise en scène de la violence différente : jamais nous ne voyons Djé lever la main sur sa victime. Seules l’ellipse – attestée par le jour déclinant – et un plan sur une main rigidifiée par la mort attestent de cet acte horrible. Nous ressentons la peur des femmes plutôt que l’excitation du tueur. Dans une scène de prédation particulièrement convaincante se déroulant dans un bus, la victime est enserrée par le regard démultiplié de Djé, partout présent dans les reflets et miroirs. Le schéma est toujours le même : Djé repère sa victime, la traque puis l’abat. Tantôt il s’agit de séduction, tantôt de meurtre. Les deux se mêlent, intrinsèquement. La seule violence que le réalisateur filme de manière frontale est celle de la police. Vers la fin du film, Djé et Akram, un jeune homme arménien, sont arrêtés par la police. Un policier plaque Akram violemment au sol en lui demandant ses origines. Cet homme en uniforme, employé de l’État, fanfaronne, le poids de son corps en écrasant un autre. Il n’hésite pas à chanter, faire de l’humour, pendant que sa victime étouffe. Cette violence reste bien souvent tue et excusée. Cette violence nous est familière et quotidienne en France. Cette violence ne devrait pourtant pas l’être. En filmant cet acte, qui renvoie à l’affaire Adama – le film lui est dédié -, le cinéaste expose tout le racisme de l’institution policière. Djé n’est à aucun moment inquiété dès qu’il montre sa carte d’identité française.

Peter Dourountzis s’applique également à montrer un mode de vie alternatif, au travers du squat dans lequel emménage Djé. Dans cet endroit règne l’idée de communauté et d’affranchissement des règles. Maya, défendant son mode de vie, tient d’ailleurs un discours particulièrement intéressant sur la gratuité et le nécessaire. Ce lieu rassemble des personnes de toutes les origines sociales bravant les interdits pour vivre hors du système, en marge. Un temps, sûrement du fait de leur accueil et de Maya, Djé semble s’identifier à eux bien qu’il reste toujours à l’écart. Ces moments où il est en couple avec Maya, travaille ou discute avec les gens du squat laissent penser à une évolution positive du personnage car les spectateur.rice.s n’identifient pas encore l’étendue de la violence qui l’habite.

Film sur la nuit, là où nous sommes les plus seul.e.s et les plus démuni.e.s, le cinéaste évoque les maraudes pour venir en aide aux sans-abris et aux SDF. Alors que Peter Dourountzis s’orientait vers le cinéma, il décide à la suite de ses études de s’engager quelque temps au SAMU. Il y reste pendant quinze ans, découvrant un univers utile et qui le stimule. Son expérience lui permet ainsi de retranscrire la rue telle qu’il l’a connue. D’ailleurs, en ne situant pas géographiquement son récit, il permet une universalité de ce qu’il montre. Cette violence, ce sexisme, ce racisme, mais également cette humanité – à travers le squat et les maraudes – sont présents dans toutes les villes de France. Et ce vaurien qui parcourt les rues aussi. Il est partout et nulle part à la fois. Le cinéaste fait de cette ville un témoin muet de ses actions. “La ville est un personnage, comme un gardien qui n’a pas de bras. Elle le voit, le juge, mais ne peut rien faire.” De plus, il rappelle que cette rue, cet espace public qui devrait être à tous, appartient à l’homme et à l’homme uniquement. Quand la jeune femme en talons descend la rue la première nuit où Djé est de retour en ville, elle est tout de suite identifiée comme une proie. Il la suit du regard. Ce bus où Djé fixe jusqu’à la rendre mal à l’aise une femme. Même l’espace de la maison devient son espace quand il s’y introduit. Tout est à lui, il s’approprie, il prend ce qu’il désire. Djé représente cette domination masculine qui s’invite partout, même dans l’intimité des femmes. 

Une fois l’écran éteint, Vaurien est un film qui persiste sur nos rétines et dans notre esprit. Sous son apparence anodine de pure fiction, il dénonce et jette une lumière crue sur les aberrations et violences, trop souvent tues, que renferme notre société.

N’hésitez pas à aller lire l’interview complète de Peter Dourountzis dans le dossier de presse proposé par le distributeur, Rezo Films.

Manon Koken et Marine Moutot

  • Vaurien
  • Réalisé par Peter Dourountzis
  • Avec Pierre Deladonchamps, Ophélie Bau, Sébastien Houbani
  • Thriller, Drame, France, 1h35
  • Rezo Films
  • Sortie nationale le 13 janvier 2021

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

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