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Le film La Voix d’Aida a été découvert pendant l’édition en ligne du Festival des Arcs. À cette époque le titre du long-métrage était Quo Vadis, Aida ?. C’est pour cette raison que dans la critique, le film est fait mention en tant que Quo Vadis, Aida ?.
Bosnie, juillet 1995. Aida, bosniaque, est une interprète pour le compte de l’ONU. La ville de Srebrenica est envahie par les Serbes. Alors que son mari et ses deux fils sont parmi les réfugiés, elle va tout faire pour les sauver du sort que leur réserve l’armée serbe.
Le massacre de Srebrenica fut l’un des plus violents et sanglants de la guerre de Bosnie-Herzégovine qui s’est déroulée de 1992 à 1995 et qui a opposé les Serbes, les Croates et les Bosniaques. En partant de ce fait historique tragique, la cinéaste Jasmila Zbanic — connue pour Le Choix de Luna (2010) — réalise un film puissant, pertinent qui vous prend à la gorge. L’absurdité de cette guerre prend ici une dimension politique forte et expose la faiblesse de l’ONU et de ses Casques bleus, qui ne sont que des pantins sans pouvoir.
Alors que des films ont traité de cette absurdité avec humour comme No man’s land (Danis Tanovic, 2001) et La Vie est un miracle (Emir Kusturica, 2004), Quo Vadis, Aida ? décide d’affronter l’horreur frontalement. Le long-métrage nous place au côté d’Aida, une interprète pour l’ONU, qui tente de sauver sa famille à n’importe quel prix. Le film montre les rouages de cette guerre sans merci. L’Organisation des Nations Unies a pour but le maintien de la paix et la sécurité internationale. Créée en 1945 à la suite de la Seconde Guerre, elle est intervenue dans de nombreux conflits. Les Casques bleus — force de maintien de la paix de l’Organisation des Nations Unies constituée de militaires de pays siégeant à l’ONU — arrivent en 1992 en Bosnie-Herzégovine et ne réussissent pas à empêcher le massacre des populations bosniaques, croates et serbes. Le génocide des Bosniaques par les Serbes se déroule dans la région de Srebrenica, zone alors déclarée comme sécurisée par l’ONU. Le récit expose bien l’incapacité d’agir des Casques bleus, alors que la menace contre le peuple bosniaque se fait de plus en plus grande. La cinéaste parvient à capter avec intelligence et efficacité une abomination entre le charisme du colonel serbe et le bourbier diplomatique des forces du maintien de la paix.
La séquence d’ouverture présente ce qui va se dérouler pendant tout le reste du film : l’aveuglement volontaire ou non de l’ONU et la machine serbe — ici un char d’assaut — qui écrase tout. Inondée dans une lumière chaude aveuglante, la scène est suivie par des cigarettes en gros plan d’hommes de l’ONU et des Bosniaques qui écoutent un homme décrire l’horreur de ce qui se passe en Bosnie. À la radio, l’homme demande qui sera témoin des massacres, pour les morts, pour la mémoire. Aida sera ce témoin d’infortune. Au centre, entre les hommes, elle traduit. Les Bosniaques s’inquiètent, l’armée serbe avance dangereusement sur la ville et cela fait trois jours que l’ONU promet des forces aériennes. « We are doing everything we can ». Si Everything représente tout, il signifie ici rien. L’ONU ne fait rien et ne fera rien. Un sentiment d’impuissance envahit au fur et à mesure de l’histoire les spectateur.trice.s qui regardent la tragédie se dérouler. Comme une pièce de Shakespeare, tout est joué dès le début. La lucidité ne sert plus à rien face à la stupidité humaine et sa bureaucratie. Leur interdiction de tirer les rend vulnérables à la force de frappe des Serbes. Entre inertie et solitude, les Casques bleus sont livrés à eux-mêmes. Alors que le Colonel Karremans promet qu’un ultimatum a été donné aux Serbes pour les empêcher d’avancer, il se retrouve avec des milliers de Bosniaques dans sa base tandis que l’armée ennemie a pris la ville, fusillant et ne laissant que cadavres derrière eux. Quand les Serbes commenceront à amener des bus pour transporter les femmes et les enfants hors du camp et qu’ils tuent les hommes à 200 mètres de la base, le Colonel s’enferme tel un enfant qui fait un caprice. Il ne réapparaîtra plus, son impuissance l’ayant effacé entièrement. Si les Serbes ont orchestré adroitement ce massacre, c’est que l’ONU n’était clairement pas prête. En plus des frappes qui n’arrivent pas, du manque de place et de la presque indifférence des soldats face aux Bosniaques entassés devant la base, ils ont aussi laissé des milliers de personnes sans nourriture ni eau ni toilettes dans un hangar insalubre.
Aida — interprétée par l’excellente Jasna Djuricic — est prise dans ce conflit, elle aide l’ONU, mais elle veut surtout sauver sa famille. Le titre Quo vadis lui demande où elle va, où court-elle ? Elle s’agite, s’affole, s’essouffle et elle regarde le monde avec ses yeux grands ouverts là où l’ONU les ferme. Agent partial, elle voit l’inutilité des l’ONU tout en continuant de penser que c’est la seule chance pour sa famille de survivre. Elle a raison et tort. Elle pense qu’en faisant ce qu’il leur dit, en aidant au bon déroulement de ce massacre, elle pourra au moins sauver ceux qui lui sont chers. La chair de sa chair. Elle n’hésite pas à brûler les photos, le journal de son mari, à ignorer les appels à l’aide de ses anciens voisins ou de ses amis. Son sacrifice est énorme. Elle est prête. Mais l’ONU est rongée par un devoir bureaucratique qui a détruit leur humanisme. Si Aida vit l’horreur de l’intérieur, eux en sont les témoins muets. Ils ne veulent rien voir ni entendre. Pire, ils sont prêts à dénoncer un jeune homme déguisé en femme qui ne veut pas se séparer de sa mère. Ses hommes et ses femmes sans cœur sont des machines. Même quand Aida cache sa famille, ils la débusquent. Même quand Aida les supplie à genou, ils refusent. C’est la gorge serrée que nous regardons cette femme qui se bat contre un système vide pour sauver sa dernière part d’humanité. Les moments d’intimité avec sa famille sont des instants de grâce et nous comprenons sa raison d’agir ainsi. Une fois la tragédie passée – mais passe-t-elle vraiment ? N’est-elle pas à jamais ancrée en nous -, une fois la guerre finie, Aida revient seule à Srebrenica pour devenir l’institutrice de l’école, dans son ancien appartement. Même si les Serbes n’ont toujours pas dit où les morts étaient enterrés, elle peut ainsi venir pour être au plus proche de sa famille. C’est seulement en 2019 que les cadavres sont déterrés, soit 24 ans après les faits. La séquence où elle passe entre les squelettes nus avec leurs vêtements posés sur le côté est troublante. Quand elle reconnaît le t-shirt que son fils portait, elle s’écroule et nous avec. Ce sont des retrouvailles étranges, nimbées de larmes et d’horreur, pourtant il y a un soulagement. Ils sont là, ils pourront avoir une sépulture digne, une tombe pour aller se recueillir. Dans la dernière séquence, la cinéaste décide de montrer le silence autour duquel repose les massacres. Du non-dit. Les bourreaux et les victimes, les assassins et les persécutés, se retrouvent côte à côte pour regarder le spectacle de fin d’année de l’école. Les enfants en dansant se cachent les yeux, tout comme les adultes. Puis ils les dévoilent. Voir ou ne pas voir, oublier ou se souvenir, cela devient alors une affaire personnelle. Jasmila Zbanic décide d’en faire une affaire publique et politique.
Sa mise en scène est puissante. Dès les premières images, elle arrive à nous capter et à nous faire comprendre l’enjeu de Quo Vadis, Aida ? Elle ouvre son film sur un travelling latéral qui montre les prochaines victimes des Serbes : les deux fils et le mari d’Aida. Ils la regardent, ils comptent sur elle. La cinéaste utilise habilement la surexposition qui vient inonder les images chaudes de la Bosnie. Cet effet permet de mettre en garde les spectateur.trice.s : les gens sont souvent aveuglés par l’évidence, et ils ne voient pas ce qui se déroule sous leurs yeux. Elle fait également le choix judicieux de ne mettre aucune musique durant le déroulement du récit. Seule une musique poignante ouvre et ferme le film. Les violons viennent faire vibrer notre corde sensible, viennent nous remuer au plus profond. Mais c’est dans les nombreux regards caméra qu’elle parvient à réellement nous capter. Ces pauses, ces moments de latence dans le récit sont des présentations : voici ceux qui ont vécu l’enfer, voici ceux qui sont morts, voici ceux qui restent. Dans une séquence rêvée, où Aida se souvient d’une soirée joyeuse, d’un instant de paix, les visages se font tout d’un coup graves, silencieux. Et ils nous défient du regard.
Quo Vadis, Aida ? nous met face à notre propre impuissance. Que fait le monde ? Il ferme les yeux. Nous aussi nous fermons quotidiennement nos yeux pour ne pas voir. Nous avons envie de crier, de hurler, de dire haut et fort ce qui se passe sous les yeux de l’ONU pour empêcher ces agissements. Mais nous sommes impuissants comme le reporter Paul Marchand qui a couvert le siège de Sarajevo de 1992 à 1993. Sentiment si bien retranscrit dans son livre Sympathie pour le diable (1997) et dans le film éponyme (Guillaume de Fontenay, 2019). Jasmila Zbanic dédie ce film à ceux qui restent, ceux qui ont dû survivre avec la culpabilité et la perte de leur fils, de leur père, de leur mari. Ceux qui doivent vivre en pensant aux 8 372 morts.
Marine Moutot
- La Voix d’Aida
- Réalisé par Jasmila Zbanic
- Avec Jasna Djuricic, Izudin Bajrovic, Boris Ler
- Drame, Guerre, Bosnie, Autriche, Roumanie, Pays-Bas, Allemagne, Pologne, France, Norvège, Turquie, 1h41
- Condor Distribution
- 22 septembre 2021
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