Une femme s’évanouit de manière théâtrale, un objet roule doucement au sol en gros plan, des inconnus fomentent un plan machiavélique juste à côté des concernés… Le cinéma est rempli de motifs, parfois récurrents, qui intriguent et s’impriment dans nos esprits. Le deuxième mardi de chaque mois, nous vous proposons le défi “Un bon film avec…” : chaque rédactrice dénichera un film en lien avec un thème (plus ou moins) absurde mais qui vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ces images s’imposent-elles ? Quel sens recouvrent-t-elles dans notre imaginaire ? Et dans l’œuvre ? Les retrouve-t-on dans un genre précis ? Comment deviennent-elles des clichés ?
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Nombreux sont les personnages qui se regardent dans un miroir dans le Septième Art, pour diverses raisons. Que ce soit par vanité, curiosité, surprise ou la simple envie de scruter son reflet, le miroir dans les films révèle souvent l’état d’esprit des personnages qui s’y admirent. Dans Madame Bovary de Vincent Minnelli (1949), la jeune Emma s’observe à plusieurs reprises dans des miroirs. Si d’abord c’est pour se contempler – fière d’être si bien entourée pendant son premier bal, puis après avoir trompé son mari et d’avoir enfin une vie digne des livres qu’elle dévorait – son regard devient de plus en plus dépréciateur. Le miroir brisé de la chambre d’hôtel, quand elle s’apprête une nouvelle fois à tromper son mari, renvoie à son âme. Elle s’est perdue en voulant tout avoir. Si, à la fin, elle tente de ne pas perdre la face, son dernier regard dans le miroir en se maquillant laisse entrevoir sa chute finale. Dans American Psycho de Mary Harron (2000), Patrick Bateman – interprété par Christian Bale – est un jeune homme narcissique et pervers qui veut “s’intégrer”. Le miroir est à la fois une validation de son statut social et du masque qu’il porte en public, mais également de sa vanité. Après avoir appliqué puis enlevé un masque de beauté – première interaction avec un miroir -, il se regarde en plein acte sexuel. En plus de filmer les deux femmes, il se regarde avec désir dans le miroir en se caressant le torse, bombant les biceps. Ce miroir révèle son fantasme ultime : celui de se faire l’amour, de s’aimer plus que tout. La peur d’être invisibilisé, d’être conforme dans une société lisse, l’incite à aller au-delà, plus loin dans l’action – ou l’imagination en fonction de votre avis sur le film – que les autres. Le miroir le valide et le conforte dans sa puissance.
Le miroir peut aussi dire la fragmentation, voire la duplicité des personnages. Dans Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958), deux femmes, Madeleine et Judy, ne font plus qu’une. Le miroir est également l’objet du désir, en témoigne la séquence d’Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999) dans laquelle le couple Kidman-Cruise, également amants à la ville, se mire langoureusement dans une grande glace, nus. Le miroir les expose, le spectateur est ainsi placé dans une position transgressive, celle du voyeur. Le couple uni s’observe, mais le miroir aussi peut annoncer la rupture. La séquence finale de La Dame de Shanghai (Orson Welles, 1947) se situe dans la galerie des glaces d’une fête foraine. L’un des miroirs est brisé. Les deux personnages, Elsa et Arthur Bannister, ne se reflètent pas dans le même miroir. Ils ne partageront pas un destin commun, ils sont voués à vivre séparés.
Mais le miroir peut aussi être un acteur à part entière du récit. Pour faire une déclaration d’amour ou s’entraîner à confronter un ennemi, le miroir joue un rôle. Dans Goldfinger de Guy Hamilton (1964), alors que James Bond tente de s’enfuir d’un entrepôt, il est aveuglé par les feux d’une voiture. Il a beau tirer, rien n’y fait, l’automobile continue de foncer sur lui et il termine sa fuite dans un mur. Son poursuivant se retourne alors vers un miroir placé en hauteur et sourit. Bond a confondu une autre voiture avec son propre reflet. Le miroir, ainsi, peut aussi signifier la perte de soi car, à force de trop se regarder, nous en oublions les autres, à la manière de Narcisse ou Dorian Gray, eux aussi maintes et maintes fois évoqués au cinéma.
Dans ce nouveau défi, nous avons décidé d’étudier l’évolution du personnage de Cary Grant à travers deux films importants dans sa carrière : La sacrée vérité, Leo McCarey 1937 et Chérie, je me sens rajeunir, Howard Hawks, mais aussi Orphée de Jean Cocteau ainsi que Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés de François Truffaut et Lily Taylor dans The Addiction d’Abel Ferrara.
Cette sacrée vérité, Leo McCarey 1937 et Chérie, je me sens rajeunir, Howard Hawks, 1952 : Cary Grant et les miroirs
Cette sacrée vérité : Jerry et Lucy s’aiment, mais se mentent. Un jour, Jerry rentre chez lui et ne trouve pas sa femme. C’est la goutte qui fait déborder le vase. Ils décident de divorcer. Dans 60 jours, ils seront libres, mais ils font tout pour que les plans de remariage de chacun échouent.
Chérie, je me sens rajeunir : Barnaby Fulton est un chimiste sur le point de créer un sérum pour ne pas vieillir. Mais alors qu’il teste son expérience, il se trouve tout à coup plus jeune et plus fougueux.
Né Archibald Alexander Leach, cet acteur, qui disait volontiers « tout le monde voudrait être Cary Grant, même moi je veux être Cary Grant », avait une formation d’acrobate et s’impliquait fortement dans la mise en scène. Cela se ressent dans les différents rôles qu’il a interprétés au cours de sa carrière.
Entre la sortie de Cette sacrée vérité (1937) et Chérie, je me sens rajeunir (1952), quinze ans se sont écoulés. Entre ces deux films, l’acteur Cary Grant s’est créé une image de marque faite de classe, de charme, de séduction et d’humour. Quand il tourne Cette sacrée vérité, il a 33 ans et déjà une trentaine de films à son actif. C’est pourtant avec ce film qu’il gagne en notoriété et devient une star. Le personnage de Cary Grant est né. Dans Chérie, je me sens rajeunir, l’acteur a 48 ans et a joué dans presque soixante films. Reconnu et toujours aussi adulé, le comédien y incarne un chimiste dont les habitudes sont bien ancrées, tant dans sa vie de couple que dans son travail. Métaphore des films qui s’enchaînent avec une certaine redondance dans la carrière de l’acteur ? Le cinéaste Howard Hawks décide de passer un coup de chiffon sur tout cela et propose à Cary Grant de rajeunir. Dans les deux longs-métrages, une séquence centrale dans l’évolution du personnage de Cary Grant comporte un miroir. Retour sur ces scènes.
Dans Cette sacrée vérité, il campe le futur ex-mari d’Irene Dunne. Il s’agit du premier film tourné avec Leo McCarey, dont Cary Grant s’inspire pour la gestuelle et les postures — ils feront trois longs-métrages ensemble et un quatrième a été scénarisé par le cinéaste. Le film est aussi important dans sa carrière car il y incarne un menteur. Le mensonge l’oblige ici à jouer la comédie, à se déguiser. À jouer de son corps, à créer des mimiques, l’acteur improvise également sous l’impulsion du réalisateur. Tout au long de sa carrière, Cary Grant est amené à interpréter des menteurs qui cachent la vérité pour mieux savourer la situation — Stanley Donen en fait profit dans ses films Charade (1963) et Indiscret (Indiscreet, 1958). Quand la séquence du miroir arrive dans le récit de Cette sacrée vérité, le duo Dunne-Grant s’est déjà vengé à plusieurs reprises de leur divorce et de leur mariage. Mais Jerry (Cary Grant) a été pris à son propre jeu et vient s’excuser auprès de Lucy (Irene Dunne), ayant réalisé qu’il est allé trop loin. De son côté, Lucy prend conscience de son erreur et de son amour pour Jerry. Elle demande à son ancien professeur de piano d’expliquer à Jerry qu’il n’y a rien entre eux — il a été l’une des raisons du divorce. Mais Jerry arrive à ce moment-là. Alors que le professeur est caché dans sa chambre à coucher, Lucy accepte l’invitation à aller se balader de Jerry. Mais, le chien Mr Smith apporte le couvre-chef du professeur à Jerry — que Lucy avait désespérément cherché à rendre inaccessible — et quand celui-ci l’essaye, le chapeau lui tombe en dessous des oreilles.
Jerry se place face à un miroir pour s’observer, trouvant étrange que le chapeau lui tombe sur les oreilles. Il prend le temps de se détailler, de se regarder. C’est au tour de Lucy de mentir et d’essayer de cacher la vérité. L’acteur joue ici de son indécision, de son incertitude, mais également de sa surprise. L’une de ses plus célèbres expressions est nommée double take et consiste à ne pas réagir à une action sur le coup, mais d’y revenir une seconde fois quelques secondes après – le temps que l’information monte au cerveau. Ici le comédien se regarde, puis se retourne vers son ex-femme, pour revenir vers le miroir à plusieurs reprises. La longueur de la contemplation ainsi que les poses dubitatives renforcent le comique de la situation. L’acteur prend connaissance de son visage et le détaille pour mieux en jouer. Il installe ainsi une attitude, une manière d’être à la Cary Grant qui sera récurrente dans ses films suivants. Son habileté à manier charme et humour est réunie pour la première fois. De plus, dans cette séquence, il ne valide pas ce chapeau trop grand, car inadéquat à son élégance.
Dans l’introduction de Chérie, je me sens rajeunir, Howard Hawks parle directement en voix off à son acteur — comme un Deus ex machina. Alors que le générique n’est pas encore fini, Cary Grant sort d’une maison, mais Hawks lui dit que son heure n’est pas venue. Chose rare — voire inédite — au cinéma, le cinéaste donne ainsi des ordres à son comédien sous les yeux du public, mélangeant habilement l’acteur et le personnage. La régression dans son enfance qu’effectue Barnaby, le personnage, est aussi celle de Cary Grant, l’acteur. Ce long-métrage lui offre une opportunité de se réinventer une nouvelle fois. Cinquième film qu’ils tournent ensemble, le duo réalise en 1938, L’Impossible Monsieur Bébé, une screwball comedy où Cary Grant incarne un paléontologue maladroit et timide. Ce film qui constitue avec Cette sacrée vérité, un pilier de sa carrière reste aujourd’hui inégalé dans le style entre quiproquos, jeux de mots, travestissement et chasse à l’os. Pour leur dernier film, Howard Hawks et Cary Grant offrent avec Chérie, je me sens rajeunir, un récit inattendu. La formule sur laquelle le chimiste Barnaby Fulton travaille depuis plus de deux ans est sur le point d’être finie — grâce à l’aide-savante du singe-cobaye de son laboratoire. Tandis qu’il goûte la potion, le voici qui se sent jeune et vigoureux. Si son corps n’a pas changé, son esprit oui. Il a de nouveau vingt ans. Plus il en boit, plus il remonte en enfance. Les spectateur.trice.s comprennent rapidement comment fonctionne la préparation — avant les protagonistes. Sa compagne, Edwina, prend aussi le breuvage. Ils ont tous les deux moins de dix ans quand la séquence du miroir arrive. À cette époque, les deux enfants ne s’entendaient pas très bien. Ils se battent ainsi à coup de peinture. Alors qu’Edwina appelle à l’aide un camarade, Barnaby est noir de rage et désire se venger. Le titre original est d’ailleurs Monkey business qui peut se comprendre comme des singeries ou des combines. Ce que va faire le très jeune Barnaby dans cette séquence puisqu’il va jouer à l’indien pour scalper l’autre prétendant.
Edwina s’endort et Barnaby vient se planter devant le miroir pour se tracer à l’aide de ses doigts des lignes comme s’il était un Indien. En se dessinant les traits à la peinture blanche, il s’apprête à interpréter un nouveau rôle. Ce geste est symbolique : l’acteur revêt un costume. Il se prépare à la guerre comme un acteur se prépare à jouer. Là encore, l’importance du miroir est dans le fait qu’il valide la position du comédien en train de jouer. Entre cabriole et farce, Cary Grant si grand, si élégant, est mis au défi par le cinéaste Howard Hawks d’incarner un enfant. Une fois que le miroir a certifié au comédien que le costume était prêt, il part jouer aux Indiens avec de vrais enfants.
Marine Moutot
Cette sacrée vérité
Réalisé par Leo McCarey
Avec Cary Grant, Irene Dunne, Ralph Bellamy
Comédie, États-Unis, 1932, 1936
Park Circus France
Chérie, je me sens rajeunir
Réalisé par Howard Hawks
Avec Cary Grant, Ginger Rogers, Marilyn Monroe
Comédie, États-Unis, 1h37, 1952
Splendor Films
Orphée, Jean Cocteau, 1950
Adaptation de sa pièce de théâtre de 1926, le long métrage de Jean Cocteau, Orphée, nous plonge au cœur du mythe grec, celui de la déchirante histoire d’amour d’un homme et de sa femme Eurydice. Après que la Mort a tué Eurydice par jalousie, Orphée se rend aux Enfers, la “Zone”, afin de retrouver sa femme. Tous deux sont rendus au monde des vivants, mais Orphée n’a désormais plus le droit de voir sa femme, sans quoi elle disparaitra à jamais.
Le récit de Cocteau s’ancre dans la bohème parisienne des années 50, celle du Café des Poètes. L’effervescence artistique, les querelles et la satire d’une nouvelle forme de poésie s’y mêlent. Le joueur de lyre qu’est Orphée est ici un poète, la Mort prend la forme d’une femme élégante, sous le visage de Maria Casarès. Heurtebise est quant à lui un chauffeur incarné par François Périer, et sa voiture qui diffuse des messages poétiques de l’au-delà hypnotise Orphée mais sera également sa perte – il aperçoit par inadvertance Eurydice dans le rétroviseur avant qu’elle ne disparaisse. Le rétroviseur est l’un des nombreux miroirs qui peuplent l’imagerie du film. L’univers de Jean Cocteau est travaillé par le motif de l’illusion depuis le moyen métrage surréaliste Le Sang d’un Poète (1930).
Dans la séquence analysée, Orphée se rend pour la première fois dans la “Zone”, escorté par Heurtebise. Il souhaite y retrouver Eurydice. La scène débute dans la domesticité de la chambre. Ce lieu n’est pas anodin, puisqu’il est celui du rêve, ou du cauchemar, comme le souligne Orphée. Le rêve, comme “voie royale” vers l’inconscient selon la formule de Freud, permet ici de baigner les personnages dans une forme d’illusion, d’hallucination dont ils ne savent si elle appartient à la réalité. Orphée, emphatique, s’exclame d’ailleurs à plusieurs reprises, tout au long du film, qu’il dort ou qu’il souhaite se réveiller.
“Je vous livre le secret des secrets”, déclare Heurtebise à Orphée alors que celui-ci s’est avancé vers la caméra, “Les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort vient et va”. Éléments centraux d’Orphée, les miroirs sont autant d’héritages carrolliens d’Alice qui passait de l’autre côté du miroir. Orphée s’écarte, s’approche du miroir, il est tout au long de la séquence rejoint dans le cadre par Heurtebise. Ce dernier lui apporte son aide angélique et lui porte conseil. Le reflet des deux personnages dans le miroir indique une forme de duplicité. Heurtebise joue un double jeu, il révèle ici sa véritable identité. Il est le chauffeur de la Princesse, qui est l’une des personnifications de la Mort, il passe donc régulièrement du monde des morts à celui des vivants. Orphée se rend au chevet de sa femme morte, mais il n’y a pas de contrechamps vers celle-ci, elle a perdu la vie, elle a donc désormais disparu du cadre.
Heurtebise place désormais Orphée face à un dilemme, qui souhaite-t-il rejoindre dans le monde des morts, Eurydice ou la Mort? Champs et contrechamps insistent sur la pression ressentie par Orphée, qui déclare du bout des lèvres qu’il souhaite rejoindre les deux femmes. Il est tombé amoureux de la Mort.
Heurtebise tend des gants en latex à Orphée, celui-ci devra les enfiler pour traverser le miroir, “comme de l’eau”. En réalité, Cocteau utilisait du mercure dans un bassin pour donner l’illusion d’un miroir liquide, ce qui explique l’usage des gants. Avec cette invention, le réalisateur fait s’entrecroiser plusieurs mythes, on pense inévitablement à Narcisse qui causa sa propre perte en se mirant dans son reflet dans l’eau d’une source. Ce mythe sera étayé par les avertissements instillé tout au long du film, “Méfiez-vous des miroirs” ou “Les miroirs feraient bien de réfléchir davantage”.
Orphée, une fois les gants enfilés – grâce à des effets spéciaux d’inversion qui donnent l’impression que les gants s’enfilent tout seuls – fait face au miroir, les mains à plat devant lui. Il s’agit en réalité d’une doublure en face de lui. Grâce à une caméra sur le côté, les mains plongent dans l’eau comme s’il s’agissait d’un miroir vertical. Une caméra zénithale montre les deux personnages qui s’enfoncent petit à petit dans le miroir, alors qu’Heurtebise prodigue de nouveaux conseils à Orphée, “Il ne s’agit pas de comprendre, il s’agit de croire”. Les deux personnages sont désormais derrière la vitre teintée, on y devine les décors bombardés de la Zone, alors que de nouveaux effets spéciaux superposent les deux décors. La chambre est vide, avec son miroir et son sol rayé, que l’on retrouvera quelques décennies plus tard dans la “Black Lodge” de David Lynch, qui, il y a fort à parier, s’est imprégné de l’univers onirique de Cocteau.
Lucie Dachary
Orphée
Réalisé par Jean Cocteau
Avec Jean Marais, Maria Casarès, François Périer
Drame, Fantastique, Romance, France, 1h35, 1950
Discina
Baisers volés, François Truffaut, 1968
Antoine Doinel vient tout juste de finir son service militaire et est toujours aussi amoureux de Christine Darbon. Il cherche un emploi et, après quelques essais infructueux, est engagé dans une agence de détective privé qui l’envoie en mission dans un magasin de chaussures.
Impossible de traiter du miroir sans évoquer le célèbre monologue d’Antoine Doinel. Troisième volet de la saga de François Truffaut sur la vie de son personnage fétiche, Baisers volés s’ouvre sur les portes closes de la Cinémathèque française à laquelle est dédié le film, rappelant le limogeage de son directeur, Henri Langlois, en février 1968. Charles Trenet entonne : “Que reste-t-il de nos amours ? Bonheur fané, cheveux au vent, Baisers volés, rêves mouvants…”
Face à son miroir, le mythique protagoniste des 400 coups articule inlassablement sa réplique la plus célèbre : “Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel…”. Quelques secondes plus tôt, il prononçait les prénoms et noms des deux femmes qui occupent son esprit : Fabienne Tabard (Delphine Seyrig) – qu’il rencontre inopinément, guidé par un chant de sirène aux accents magiques – et Christine Darbon (Claude Jade). Dans ses paroles s’exprime “l’amour duel” : d’une part, la patronne, plus âgée, inaccessible et fantasmée – “Mme Tabard n’est pas une femme, c’est une apparition” -, de l’autre, la jeune compagne, future épouse, avec laquelle il vient de se disputer. Ces mots mettent en lumière son hésitation. Cette scène fait d’ailleurs suite à la découverte par Mme Tabard de l’amour que lui voue Antoine, au détour d’une conversation entre deux jeunes vendeuses de la boutique de chaussures.
Filmé de dos au premier plan, le visage de Doinel se reflète dans le miroir de la salle de bain au second plan. Les yeux grands ouverts, le regard fixe, la main levée, il est comme possédé. Comédien du surjeu, François Truffaut dira de lui en 1984 : « Jean-Pierre Léaud est un acteur anti-documentaire, même quand il dit bonjour, nous basculons dans la fiction, pour ne pas dire dans la science-fiction. (1) ». Entraînés dans cette répétition hypnotique – “Antoine Doinel, Antoine Doinel” –, les noms prennent un sens avant de le perdre totalement. La scène illustre la recherche d’identité du personnage par ces deux mots – nom et prénom – définissant l’individu aux yeux de ses pairs et de lui-même. Étant agent double, la confrontation au miroir est un moment d’expression – et de rassemblement – de son identité duelle : il est vendeur de chaussures et détective privé, amoureux de Christine et de Fabienne. Cette scène est également un clin d’oeil de la fusion, entre fiction réel, entre Antoine Doinel, le personnage, et Jean-Pierre Léaud, le comédien, et pour aller plus loin, dans la réalité, des similitudes entre Léaud, l’acteur-enfant, et Truffaut, le réalisateur-père. En prononçant son patronyme, Antoine Doinel semble vérifier la véracité de son existence face à cette perte d’identité. Dans ce mélange des identités se noue la réalité complexe de Doinel, reflétée par le miroir, seul interlocuteur de ces 1 minutes 30 métaphysiques. Avec son assonance, “Antoine Doinel” devient une incantation magique, confirmée par le regard fixe et habité du protagoniste, main levée tel un ténor exerçant son art lyrique. Il finit d’ailleurs par se prendre la tête dans ce même membre, désespéré, annonçant la folie qui bientôt l’habitera. Le reflet dans le miroir est ici l’illustration visuelle du dédoublement existentiel de Doinel.
(1) François Truffaut, « Jean-Pierre Léaud : comédien halluciné », Studio 43, mars-avril 1984 réédité dans François Truffaut, Le Plaisir des yeux, Flammarion, 1987, p. 205-206.
Manon Koken
Baisers volés
Réalisé par François Truffaut
Avec Jean-Pierre Léaud, Claude Jade, Daniel Ceccaldi
Comédie, Romance, France, 1h30, 1968
Mk2 / Diaphana
Disponible sur Netflix
The Addiction, Abel Ferrara, 1995
Kathleen est doctorante en philosophie à l’Université de New York. Un soir en rentrant après ses cours elle est prise à part dans une ruelle sombre par une femme. Après cette agression, elle se transforme peu à peu en vampire.
Miroirs et vampires ne font pas bon ménage. Le miroir fait partie – au même titre que l’ail ou le pieu – des outils utilisés par les chasseurs de vampires dans leurs quêtes. C’est donc avec surprise mais non sans ingéniosité, que cet objet, réflecteur de l’âme, devient indissociable de la transformation de l’héroïne de The Addiction. Un changement d’état qui va s’opérer en trois étapes. Après son agression dans les rues de New York et un passage à l’hôpital, Kathleen retourne chez elle. Sa première réaction est d’aller se contempler dans le miroir de sa salle de bain, miroir qui sera témoin de ses prises de conscience. D’abord apeurée de ce qu’elle pourrait y voir, presque honteuse de sa condition de victime, elle se découvre impuissante face à cette blessure qui lui a été infligée arbitrairement. Ce reflet baigné dans l’incompréhension est la dernière chose qu’elle verra d’elle-même en tant qu’humaine : l’entrée incertaine dans une nouvelle existence dont elle ignore encore tout à fait les codes.
La deuxième apparition du miroir se profile lors de la métamorphose de Kathleen. Après avoir traversé un épuisement chronique et expérimenté un dégoût profond pour la nourriture des humains, l’appétit se fait ressentir à la vue de nuques dégagées et tendres. C’est la nuit dans une rue désertée que Kathleen s’engouffre dans les méandres de son existence nocturne. Traité comme une drogue, le vampirisme exploite dans cette séquence les codes de la toxicomanie. À l’abri des regards, la jeune femme dérobe à un SDF comateux ce qu’il a de plus précieux à cet instant : son sang. De retour chez elle pour laisser libre court à son addiction, elle se croise dans son miroir, aux abords d’un abandon définitif, sa transformation ayant déjà commencé. Elle s’injecte sa dose de sang en intraveineuse et revis ses derniers instants d’humaine : entre souvenirs enfantins et revisite de son agression, l’innocence et la naïveté la quittent dans une séquence sombre et profondément nostalgique. En se relevant de ce trip, elle ne se retrouve plus dans le reflet de sa salle de bain. Délivrée du poids de son humanité, elle prend conscience de ce nouveau chapitre par l’absence. La séquence suivante prend alors le pas de manière sonore en invoquant des notions liées à sa thèse en philosophie : « l’Être et le néant… L’Être et le temps… », des valeurs qui entrent dorénavant en conflit avec son état vampirique et annoncent la déchéance physique et psychique de l’étudiante. Son Être n’existe plus, la notion de temps est devenue absurde quand on est immortel et le néant semble être sa destinée.
Dans une troisième séquence, le miroir témoigne de la rencontre entre Kathleen et sa première victime mordue. Comme terrain de chasse, elle s’attaque à son environnement “pré-vampiresque”. C’est à un bureau de l’une des bibliothèques qu’elle fréquentait pour sa thèse, qu’elle va jeter son dévolu sur une étudiante en anthropologie, timide et concentrée. Son approche bienveillante et habile ne laisse transparaître aucune de ses intentions. Les deux femmes se retrouvent dans l’appartement de Kathleen. Le spectateur découvre alors la bouche ensanglantée de l’une et le sang dans le cou de l’autre. La mise en scène du dialogue dans la salle de bain montre une nouvelle étape : l’acceptation de la nouvelle identité. L’étudiante en anthropologie jouit encore de son reflet dans le miroir. Elle a la même expression de douleur et d’incompréhension qui avait envahi le visage de Kathleen précédemment. Si elle peut encore se voir en tant qu’humaine, il semblerait qu’elle contemple surtout son avenir en la personne de Kathleen, qui se dresse elle aussi en face d’elle. L’attaquante est aussi le reflet, annonciateur de la condition future de la victime.
Dans sa position de chasseresse, de dominante, l’héroïne prône le discours qui lui avait été livré lors de son agression. Elle déclame à sa victime : « pourquoi tu ne m’as pas demandé de partir ? ». Et si ce mal que les personnages se transmettent n’était-il pas finalement le résultat de leur curiosité ? Seraient-ils.elles les seul.e.s responsables de leur contamination ? The Addiction pose alors la question du Bien et du Mal, comme essence même de l’Humanité. Casanova, la vampire qui est responsable de la conversion de Kathleen déclame : « Ce n’est pas parce que nous faisons le mal que nous sommes mauvais mais qu’au contraire, nous faisons le mal parce que nous sommes mauvais ». Presque obsédée par les corps décharnés et meurtris de la Guerre du Vietnam et de la Seconde Guerre Mondiale, l’héroïne se nourrit d’expositions et de documentaires sur le sujet. Elle est envahie d’un sentiment de grand injustice quand – étudiante en philosophie en pleine remise en question constante de l’existence et des droits qui la régissent – elle découvre que face à ces massacres, la justice américaine a piétiné la moralité et les valeurs humaines en ne sachant tenir pour responsable les hauts dignitaires militaires et politiques. Par la transmission de ce mal dont elle est victime et les symptômes qui en découlent, le film illustre à la lettre l’impossibilité de se regarder dans le miroir. La défaillance du système juridique, couverte par son gouvernement, a permis aux responsables des massacres d’être exemptés de toute condamnation, donc de fuir leurs responsabilités, de ne pas avoir à assumer leurs actes meurtriers.
Clémence Letort-Lipszyc
The Addiction
Réalisé par Abel Ferrara
Avec Lily Taylor, Christopher Walken, Annabella Sciorra, Edie Falco
Fantastique, Epouvante-Horreur, États-Unis, Royaume-Uni, 1h24, 1995
Action Gitanes
Retrouvez de nouvelles pépites le mardi 9 février 2021. Nous proposerons plusieurs bons films dans lesquels une silhouette apparaît derrière une fenêtre.
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Chouette article, la scène d' »Orphée » m’intrigue tout particulièrement et m’encourage à découvrir le cinéma de Cocteau – il faudra que je voie « La Belle et la Bête » en passant !
Un bon film dans lequel quelqu’un se regarde dans un miroir… Bizarrement, je pense à un schéma étrangement spécifique retrouvé dans trois œuvres différentes : une femme noire qui se regarde dans un miroir en enfilant / enlevant une perruque. Il y a d’abord Regina King dans « Si Beale Street Pouvait Parler », dans une performance somptueuse qui lui a valu un Oscar amplement mérité, puis Cynthia Erivo dans « Sale Temps à l’Hôtel El Royale » elle aussi magistrale, et enfin – même si ce n’est pas un film – la trop sous-cotée Viola Davis dans la série « How To Get Away with Murder ». À chaque fois, une scène profondément émouvante qui nous emmène au cœur des personnages !
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