[CRITIQUE] À bout de course

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Danny Pope, 17 ans, doit, une nouvelle fois, fuir avec sa famille. Ses parents, Annie et Arthur Pope, ont fait exploser une usine de napalm quinze ans plus tôt et ont mutilé accidentellement un homme de ménage. Depuis, ils fuient les autorités et changent constamment de noms. Alors qu’ils arrivent dans une nouvelle ville, Danny tombe amoureux de Lorna et entrevoit un autre avenir.

À bout de course de Sidney Lumet est un chef-d’œuvre. Les acteurs et actrices, la mise en scène, le scénario, les émotions qui traversent le film, tout est parfait. Il est rare d’être aussi touché par la perfection d’un film qui bouleverse et questionne aussi profondément un mode de vie. Après un générique où une route défile à toute vitesse dans la nuit, le film s’ouvre sur le jeune et excellent River Phoenix. Il est à un entraînement de baseball et alors qu’il a renvoyé la balle et doit se mettre à courir, ses lunettes tombent. Il est arrêté net. Sa trajectoire est immobile et entre en contradiction avec le mouvement de la route qui file. Son désir est résumé en une fraction de seconde : il fuit, mais ne veut plus bouger. L’instant d’après quand un ami lui dit qu’il n’est pas très motivé par le baseball, il répond, un peu blasé « le baseball c’est ma vie. » Métaphore d’une vie qui tourne à vide — titre du film en anglais Running On Empty —, le jeune homme a passé tout son temps à courir pour ne pas être attrapé. Alors oui, le baseball est toute sa vie. (1) 

Sidney Lumet, cinéaste américain ayant réalisé entre autres Douze hommes en colère (12 Angry Men, 1957), Un après-midi de chien (Dog Day Afternoon, 1975) et Network, main basse sur la télévision (Network, 1976), met en scène le scénario de Naomi Foner — qui reçoit le prix du meilleur scénario au Golden Globe en 1989. Ils s’intéressent, tous les deux, à montrer avec intelligence le passage à l’âge adulte, mais également la confrontation entre deux époques et deux générations. En embarquant leurs deux fils dans leur fuite, le couple de révolutionnaires les rend criminels. Comment élever des enfants en vivant la peur au ventre ? Dès le début du film, nous voyons la famille abandonnée : maison, vêtements et chien pour ne pas se faire attraper. Ainsi après l’image de Danny immobile, dans l’incapacité de courir, les voici en fuite. Mais une lassitude s’est installée. Plus qu’un ennui, c’est un désir violent de changer de vie qui habite peu à peu Danny tout au long du récit. Et si son père semble insensible à ce changement d’état d’esprit, sa mère le comprend et s’en veut. Comment faire cela à des enfants ? Les obliger à payer pour un crime qu’ils n’ont pas commis ? 

Faire du sur place est ce que Danny fait pendant presque l’intégralité du film. Alors qu’il rentre en vélo chez lui au début, il s’arrête après avoir vu deux voitures noires qui guettent l’arrivée des habitants de la maison. Il descend de son vélo et fait mine de le réparer. Puis il fait demi-tour. Si le mouvement est inhérent à sa vie, ce n’est pas pour autant que sa psyché suit cette fuite en avant. Au contraire, à la manière dont ses parents ont remis en cause l’autorité gouvernementale en faisant exploser une usine de napalm — produit chimique utilisé massivement pendant la guerre du Vietnam —, Danny questionne et défie l’autorité parentale. Durant tout le récit, trois entités s’opposent : Danny, jeune adolescent à la fois rebelle et sage, Arthur, le père, anarchiste dans l’âme pour qui sa famille ne doit jamais être brisée et Annie, la mère qui regrette chaque jour d’avoir détruit la vie d’un innocent et de ses enfants, mais assume encore ses choix et actions. De plus, le film dépeint deux mondes complètement différents. Les parents ont grandi dans des États-Unis qui se livraient à une guerre injuste qui a détruit des milliers de vies. En prenant la décision de devenir des parias en faisant exploser cette usine, ils revendiquaient une destruction de l’Amérique toute puissante et dominante. Cependant, quinze ans plus tard, tout ce qui reste de leur acte dans les médias est, non pas la destruction du napalm, mais la mutilation et la mort d’un citoyen lambda. Criminels, en fuite permanente, ils se sont coupés de leur famille, de leurs amis. Ce cocon, qu’ils ont créé à quatre, est le dernier lien d’humanité avec le monde. Cette famille est une base solide qu’Annie et Arthur pensaient inébranlable. Pourtant Danny vient tout remettre en question. Cette famille, ce sont des chaînes puissantes qui entravent sa liberté et son désir. Il est tout entier annihilé. Chaque membre n’existe que pour et par la famille. Et pour Danny, la fuite, non pas hors de la société comme ses parents, mais du cercle familial, se fait par le monde bourgeois qu’a quitté Annie. C’est le piano et la musique classique. C’est la culture aristocratique et l’ordre. Ainsi son désir de rébellion est pour réintégrer la société américaine qui rejette sa famille. Mais c’est réellement quand il tombe amoureux de Lorna — incarnée par Martha Plimpton —, la fille de son professeur de piano, qu’il va envisager les choses différemment. À travers des émotions nouvelles et puissantes — retranscrites avec fragilité et beauté par River Phoenix —, Danny va être confronté à un dilemme : son amour pour sa famille et son amour naissant pour Lorna et son désir d’une autre vie. 

De son côté, Annie doit lutter contre ce mode de vie qui ne lui correspond pas non plus. Alors qu’elle rêvait d’un autre monde, elle se retrouve à devoir jouer les femmes au foyer. Elle porte un masque en permanence. Dans cette vie de mensonge, l’importance du nom est primordiale. Nommée Cynthia dans la ville où ils viennent d’arriver, il est écrit sur son gâteau d’anniversaire : « Sam ». Sam est une blague entre eux, car les noms changent tellement qu’ils ont décidé de toujours noter ce prénom pour ne pas se tromper. De même quand son mari lui annonce la mort de sa mère. Il ne dit pas l’affectueux « maman » ou le solennel « mère », mais il l’appelle par son prénom « Sophie ». Dans une vie où le seul moment où l’on vous rappelle votre nom est quand il est associé à un attentat raté et à la mort d’un homme, il revêt une dimension nouvelle. Ces patronymes qui changent sont aussi des fardeaux. Des enclumes qui empêchent d’avancer et d’avoir espoir d’une autre vie. Danny ne peut aller à Julliard, car il ne possède pas ses résultats scolaires précédents donnés sous un autre nom. Pour Annie, elle réalise que c’est une faute d’empêcher son fils de vivre, car si elle assume ses choix elle ne veut pas que son fils en soit également responsable. De plus, le personnage interprété par Christine Lahti est intéressant, car elle doit sans cesse rappeler qu’elle a pris ses propres décisions sans être sous l’influence d’un homme. En effet, à plusieurs reprises, des hommes (un ancien camarade de lutte et son père) lui disent qu’elle est sous l’emprise de son mari, qu’elle ne prend aucune décision pour elle — l’inverse, par ailleurs, n’est pas vrai, personne ne dit à Arthur qu’il était sous influence. Femme, épouse, mère, elle serait donc naturellement soumise à l’autorité du mari. Pourtant elle assume ses conséquences et n’hésite pas à le répéter. Femme forte, elle est prête à accepter, seule, la responsabilité de ses actions.

Sidney Lumet réalise avec À bout de course, un film fort sur le lien familial. Cette fuite en avant, continuelle et sans répit, doit malgré tout arriver à son terme. Dans le dernier plan du long-métrage, Danny est aussi à l’arrêt. Mais il ne porte plus ses lunettes, et il redresse le torse là où il était courbé dans le premier plan. Il reprend son souffle. Mais tandis que les lunettes — obstacle de sa course à l’ouverture — ne sont plus un barrage à son avenir, y voit-il vraiment plus clair ? Finalement, dans ce plan final, le cinéaste nous signale que le jeune homme a repris les pleins pouvoirs sur sa vie et qu’il n’appartient plus au cercle soudé de la famille, mais l’avenir n’en est pas moins toujours sombre et difficile. Rien n’est encore gagné. Car, en plus d’être un film sur la rébellion contre un ordre établi, le long-métrage critique également un système américain qui réduit les idéaux des uns en de dangereux crimes. Il est important de rappeler que les véritables criminels du récit restent ceux qui pourchassent — qu’on ne voit jamais, ils sont impersonnels — et non ceux qui sont pourchassés. Ceux qui ont déversé des milliers de litres de l’agent orange (2) au-dessus du Vietnam et causé souffrance et douleur, dont les répercussions sont encore visibles aujourd’hui. Passé sous silence dans les médias, le sujet n’en est pas moins fort dans les paroles et les actes du couple d’Annie et Arthur. Mais cela reste leur combat et non celui de Danny. Cette division au cœur d’une famille unie est la métaphore d’une division au sein même des États-Unis.

Marine Moutot

Notes :

(1) Le baseball est un jeu américain qui consiste à éliminer les coureurs et batteurs de l’équipe adverse. Quand le batteur réussit à envoyer la balle, il doit courir le plus vite possible entre les différentes bases. Si l’équipe adverse attrape la balle avant qu’il ne soit arrivé sur une base, il est éliminé.

(2) Le napalm et l’agent orange sont des produits toxiques employés à grande échelle pendant la guerre du Vietnam par les États-Unis. Ils causaient des brûlures qui rongeaient la peau jusqu’à l’os sans possibilité de stopper la combustion ou également des malformations ou des cancers sur plusieurs générations à cause de certaines molécules persistantes.


À bout de course Réalisé par Sidney Lumet Avec Christine Lahti, River Phoenix, Judd Hirsch, Martha Plimpton Drame, États-Unis, 1h55 1988 Disponible sur Filmo TV, UniversCiné et La Cinetek

Publié par Phantasmagory

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