[TOP] Qui es-tu Jennifer Jones ?

Temps de lecture :  14 minutes

Jennifer Jones ? Actrice américaine, née sous le nom de Phyllis Isley en 1919, elle a joué dans vingt-cinq films. Si l’on peut citer Le Chant de Bernadette (The Song of Bernadette, Henry King, 1943), son premier grand rôle pour lequel elle reçoit l’Oscar de la meilleure interprétation, ou encore Duel au soleil (Duel in the Sun, King Vidor, 1946), La Folle Ingénue (Cluny Brown, Ernst Lubitsch, 1946), La Furie du Désir (Ruby Gentry, King Vidor, 1952) et La Tour infernale (The Towering Inferno, John Guillermi, 1974) qui ont marqué l’Histoire du cinéma, ses autres films sont presque tous tombés dans l’oubli malgré leur qualité indéniable. Peu accessibles aux cinéphiles en France, les œuvres dans lesquelles figure Jennifer Jones sont pourtant, pour la grande majorité, magnifiques.

ChantBernadettePhotogrammeLe Chant de Bernadette, The Song of Bernadette, Henry King, 1943

Elle grandit sur les planches du théâtre de ses parents. Passionnée de comédie, elle fait ses études en 1936 à l’American Academy of Dramatic Arts de New York. C’est là qu’elle rencontre son premier mari, l’acteur Robert Walker, avec lequel elle a deux enfants. Elle tente alors sa chance à la radio et au théâtre avant de déménager à Hollywood et de se lancer dans le cinéma. C’est lors d’une audition en 1941 pour le film Claudia (Edmund Goulding, 1943) qu’elle croise la route de David O. Selznick – fameux producteur intransigeant d’Autant emporte le vent (Gone with the Wind, Victor Fleming, George Cukor, Sam Wood, 1939). Il décide de l’engager alors qu’elle n’a tourné que dans deux films avant cela : un tout petit rôle dans New Frontier (George Sherman, 1939) au côté de John Wayne et dans la série B Dick Tracy’s G-Men (William Witney, John English, 1939). Selznick, qui a également découvert Ingrid Bergman et Joan Fontaine, veut que sa nouvelle protégée apparaisse dans un grand film pour la lancer et en faire une star. Quand il jette son dévolu sur le film Le Chant de Bernadette, il contrôle son image. Maniaque, le producteur expose à la presse la jeune Jennifer Jones sans révéler sa situation personnelle — dans le film, elle doit interpréter Bernadette Soubirous qui a eu dix-huit visions de la Vierge à Lourdes —, puis une fois que la presse a connaissance de son mariage et de ses deux enfants, le producteur vend l’image d’un couple idéal et parfait. Cette intrusion dans sa vie privée aura raison du couple, quelques années plus tard. Dans ce film, elle est impressionnante d’abnégation et d’innocence. Son incarnation d’une jeune fille timide et naïve qui souffre en silence offre à Jennifer Jones un premier grand rôle marquant. Son visage est d’ailleurs sublimé par la photographie d’Arthur C. Miller. Si son rôle dans Le Chant de Bernadette est encensé par les critiques et le public, ainsi que par la récompense d’un Oscar, la suite de sa carrière décolle difficilement. Elle a une deuxième nomination pour son rôle, aux côtés de Claudette Colbert, dans Depuis ton départ (Since You Went Away, John Cromwell, 1944). Dans ce film-fleuve — David O. Selznick souhaite reproduire le succès d’Autant n’emporte le vent —, l’actrice incarne une femme prude qui tombe amoureuse d’un jeune homme qui part à la guerre — interprété par son mari. Si Jennifer Jones parvient à convaincre, c’est surtout dans la deuxième partie, quand son amant part au front. Le film, classique, est un échec commercial. Les critiques la considèrent alors comme l’actrice d’un seul film. Le long-métrage suivant, Le Poids d’un mensonge (Love Letters, William Dieterle, 1945) ne convainc pas non plus entièrement. Elle y incarne une amnésique dont le passé cache un lourd secret. L’actrice est trop enfantine pour la presse. Pourtant Jennifer Jones est consciencieuse, intelligente et suit les directives des réalisateurs qui la filment. Certains partenaires de jeu diront dans leurs mémoires que Jennifer Jones est dans un état second quand elle joue. À propos de La Furie du désir, Karl Malden écrit : « Avant de commencer une scène, c’est comme si elle s’hypnotisait, se mettant en transe. Vous jouiez avec elle, mais vous aviez l’impression qu’elle n’était vraiment pas là ». [1]

DepuisTonDepart-PoidsMensongeDepuis ton départ, Since You Went Away, John Cromwell, 1944
Le Poids du Mensonge, Love Letters, William Dieterle, 1945

En 1946, après avoir joué dans la dernière comédie d’Ernst Lubitsch, La Folle ingénue, — une des rares qu’elle fera, on peut aussi citer Plus fort que le diable (Beat the Devil, John Huston, 1953) où elle joue une mythomane amoureuse d’Humprey Bogart —, David O. Selznick, alors son mari, décide d’adapter le roman de Niven Busch : Duel au soleil. Le producteur se montre encore possessif et intransigeant quant à la production du film qui coûte six millions de dollars. King Vidor abandonne le tournage et est remplacé par le réalisateur William Dieterle que Jennifer Jones retrouve l’année suivante pour Le Portrait de Jennie (Portrait of Jennie, 1947). Le film est un succès malgré la censure qui le condamne et le trouve immoral. Jennifer Jones est une nouvelle fois nommée aux Oscars.

Peu productive, elle tourne en moyenne un film par an. Alors qu’elle joue pour quelques grands noms : John Huston (Les Insurgés, We Were Strangers, 1949), Vincente Minnelli (Madame Bovary, 1949), Michael Powell et Emeric Pressburger (La Renarde, Gone to Earth, 1950), William Wyler (Un amour désespéré, Carrie, 1952), Vittorio De Sica (Station Terminus, Stazione Termini, 1953), elle ne rencontre le succès qu’en 1955 pour La Colline de l’Adieu (Love Is a Many-Splendored Thing, Henry King). Puis malgré quelques films à gros budget (L’Adieu aux armes, A Farewell to Arms, Charles Vidor, 1957 — dont beaucoup critiquent l’âge de l’actrice qui a alors 40 ans tandis que son personnage est censé en avoir 24 — et Tendre est la nuit, Tender is the Night, Henry King, 1962), Jennifer Jones ne fait plus de grands films. En 1965, David O. Selznick meurt laissant la comédienne avec des dettes. Elle se retourne un moment vers le théâtre et joue dans un petit film anglais Jeunes gens en colère (The Idol, Daniel Petrie, 1966) qu’elle accepte sur un coup de tête. Le film est un échec, mais elle parvient à incarner admirablement une mère possessive qui couche avec le meilleur ami de son fils. En 1967, alors qu’elle ne joue plus et à cause de la solitude, elle tente de se suicider. Puis, elle interprète en 1969 une femme dévergondée — ancienne actrice pornographique — dans le film underground Angel, Angel, Down We Go de Robert Thom. Ce film trash, parfois à la limite de l’amateurisme, est décrié par la critique, mais montre les prises de risques de la comédienne qui semble beaucoup s’amuser sur le tournage. Elle se libère de l’image fabriquée par son second mari. En 1974, elle tourne son dernier film : La Tour infernale (The Towering Inferno, John Guillermin). Dans ce long-métrage catastrophe avec une multitude de personnages, elle incarne une femme qui accepte gentiment de se faire arnaquer par Fred Astaire. Héroïque, elle joue une scène particulièrement spectaculaire où elle doit descendre un escalier suspendu dans le vide et meurt en protégeant un enfant. Elle tire alors sa révérence avec brio.

InsurgesAdieuLes Insurgés, We Were Strangers, John Huston, 1949
L’Adieu aux armes, A Farewell to Arms, Charles Vidor, 1957

Beaucoup ont pensé qu’elle avait réussi seulement grâce aux concours de David O. Selznick, qu’elle n’était qu’un beau visage qui aurait joué dans des films médiocres. Mais contrairement aux apparences, Jennifer Jones est une femme forte qui a su faire des choix. Après la mort du producteur, elle se réinvente et crée l’association Jennifer Jones Simon Foundation for Mental Health and Education et dirige le Norton Simon Museum à la mort de son troisième mari — Norton Simon, un industriel et collectionneur d’art — jusqu’à sa mort en 2009. Indépendants, farouches, incontrôlés et incontrôlables, les personnages qu’elle a incarnés au cinéma sont des héroïnes féroces. Si elle débute en vierge pure et naïve dans Le Chant de Bernadette, elle est libre dans La Renarde, combattante dans Les Insurgés, amoureuse dans Un amour désespéré (Carrie, William Wyler, 1952), autoritaire dans Bonjour Miss Dove (Henry Koster, 1955). Multiple, Jennifer Jones est toujours surprenante.

Je reviens ainsi sur les films qui ont marqué sa carrière et qui méritent aujourd’hui d’être vus ou (re)découverts. À travers sept longs-métrages classés par ordre chronologique, retour sur une actrice magnifique, impliquée et talentueuse : Jennifer Jones.

Duel au soleil – King Vidor, William Dieterle, 1946

/!\ Le texte qui suit contient des spoilers /!\

Après que son père a tué sa mère adultère, la jeune Pearl Chavez est envoyée chez une lointaine amie, Laura Belle, qui la prend sous son aile dans son grand ranch au Texas où elle vit avec son mari. Laura a deux fils : Jesse, droit et juste dont tombe amoureuse Pearl et Lewt, pervers et sans scrupule. Un soir, Lewt viole Pearl au moment où Jesse est rejeté par son père et part. Pearl reste ainsi seule avec son bourreau dont elle devient dépendante. Incapable de l’aimer, mais incapable de se passer de lui, elle tente de s’en sortir en épousant un autre homme que Lewt tue. En cavale, le jeune homme menace son frère.

Duelausoleil

Jennifer Jones traverse le film avec sensualité, tristesse et effronterie. Elle y incarne Pearl Chavez dont les origines à moitié indiennes font d’elle une déclassée. Sa mère, avant elle, trompe ouvertement son mari et danse, expose son corps sensuel à la vue de tous. Le père de Pearl n’en pouvant plus l’assassine et finit en prison. Avant de mourir, il fait promettre à Pearl d’être une brave fille, pure et qui ne cherche pas à séduire les hommes. Voulant tenir parole, Pearl est habitée en permanence par un dilemme et est empêchée de vivre pleinement sa vie, d’être qui elle voudrait dans une société patriarcale où ce sont les femmes qui payent pour les hommes. Pour faire face aux personnages féminins — au côté de Pearl, Laura Belle interprétée par Lillian Gish est une femme indépendante, mais soumise aux impulsions de son mari —, le film expose des masculinités sombres. Le Sénateur, mari de Laura Belle, est handicapé, mais n’hésite pas à violenter sa femme. Il renie Jesse (Joseph Cotten) qui représente une masculinité plus civile, plus juste alors qu’il adule Lewt (Gregory Peck), violent et machiste. Entre les deux frères, l’un représente la modernité et l’autre le vieux monde modulé par le patriarcat.

Dans une séquence d’anthologie, où Pearl tue son violeur et amant, ce western mélodramatique atteint la perfection. Dans ce duel, le soleil qui assèche la terre, les rochers et la pente que Pearl doit gravir tout en tirant sur Lewt embusqué, rendent l’avancée difficile, douloureuse. Cette fin montre le duel intérieur, la contradiction qui habite Pearl : elle doit tuer cet homme qui la rabaisse sans cesse pour être libre, mais n’arrive pas à s’en libérer entièrement. Film sur l’emprise, Duel au soleil montre que le personnage de Pearl tout en nuance — même si l’époque ne reconnaît pas les souffrances d’une victime de viol et surtout ne les explicite pas, préférant offrir une histoire « d’amour » entre deux êtres blessés par le monde qui les entourent. Comme l’écrit Noël Burch dans De la beauté des latrines, Pour réhabiliter le sens au cinéma d’ailleurs (2007) à la page 228 : « Les deux films que Vidor tournera en 1946 et 1952 avec Jennifer Jones, Duel au Soleil et La Furie du désir [] offrent une trame identique qui articule l’état de la guerre des sexes, à l’écran et dans la vie de l’après-guerre aux États-Unis. Soit une femme “androgyne”, passionnément sensuelle, mais revendiquant les mêmes droits que les hommes, dans la vie comme dans l’amour, coincée entre deux mâles. » Cette fin, par ailleurs, est une trouvaille du producteur David O. Selznick, qui veut tromper la censure du code Hays, mais cela ne fonctionne pas et le film est violemment réprimandé. Il montre en effet des relations hors mariage et laisse sous-entendre un viol. De plus, le couple David O. Selznick et Jennifer Jones fait scandale, ils ont tous deux quitté leur époux et épouse respectifs pour se marier. Pourtant, le film est un succès commercial, le second dans la carrière de Jennifer Jones, après Le Chant de Bernadette. 


La Folle Ingénue Ernst Lubitsch, 1946

Cluny Brown est la nièce du plombier et qui ne rêve que d’une chose : réparer les tuyauteries. Alors qu’un jour, elle le remplace, son oncle la punit en l’envoyant comme servante à la campagne dans une famille bourgeoise anglaise.

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Dans la dernière comédie d’Ernst Lubitsch, Jennifer Jones est une jeune femme naïve qui ne sait pas tenir sa place. Envoyée dans la campagne anglaise pour devenir servante, elle ne peut s’empêcher de réparer la plomberie. Voulant faire un métier dévolu aux hommes, elle voit ce séjour à la campagne comme une punition. Au même moment séjourne l’écrivain exilé Adam Belinski — joué par l’excellent Charles Boyer — qui fuit le nazisme et Hitler. Ces deux naufragés dans la bourgeoisie forment un couple savoureux. Entre quiproquos, jeux de mots et nombreuses allusions sexuelles à peine voilées — à coup de tuyauterie —, cette comédie d’Ernst Lubitsch est divine. Incisive sur la question de la société de classe et sur la condition féminine, le film reçoit pourtant un accueil mitigé à sa sortie. Adapté d’un roman de Margery Sharp, le long-métrage est vu comme pâle comparé à l’œuvre d’origine. Pourtant cette comédie légère possède quelques séquences savoureuses. En sortant de la chambre de Cluny, Adam et elle échangent quelques phrases autour de la plomberie, les deux autres domestiques les entendent et ne comprenant pas le sujet de la discussion envisagent le pire : le sexe hors mariage. Ces âmes très chastes montrent le décalage du personnage incarné par Jennifer Jones. Si la fin est plus conventionnelle en ce qui concerne la condition de la femme, elle est grandement ironique par rapport à l’engagement politique de la jeunesse dont se moque tout au long du récit le personnage d’Adam Belinski. En effet, il a fui son pays pour échapper à la censure, mais quand il arrive aux États-Unis, il écrit finalement des ouvrages policiers et non plus des essais politiques.

La Renarde – Michael Powell et Emeric Pressburger, 1950

Hazel est une jeune femme proche de la nature qui vit avec son père et son renard, Foxy, dans une petite mansarde. En âge de se marier, elle attire bientôt le regard des hommes. Un jour, elle promet d’épouser le premier homme qui lui demande.

LaRenarde

Le schéma de la femme piégée entre deux hommes : un bon et droit, l’autre violent et possessif, se retrouve une nouvelle fois dans La Renarde, adapté d’un roman de Mary Webb. Mais ici, la beauté des paysages, le regard sauvage et enfantin de la jeune fille cassent les codes. Dans ce récit, elle ne cherche plus à séduire, mais est victime de sa beauté. Et telle une malédiction qui la suit partout, c’est en mourant qu’elle sera libérée. Dès la première séquence où Hazel court pieds nus avec son renard, un danger gronde, une menace plane. C’est uniquement chez son père et en lisant les livres de sorcellerie de sa mère qu’elle se sent en sécurité. Proche de la nature, elle refuse que les animaux soient mangés ou maltraités. Inadaptée à la société qui l’entoure, elle offre son destin à la magie et aux croyances anciennes. Un jour, son chemin croise le chemin de Jack qui tente de la violer. Elle parvient à s’enfuir, mais là encore, elle est attirée par la force brute de cet homme abusif. De son côté, Jack n’ayant pas pu avoir Hazel désire la posséder plus que tout. Mais quand Edward, le nouveau pasteur, la voit pour la première fois, il tombe amoureux et la demande en mariage. Contrainte par son serment, elle l’épouse. Pour cette femme éprise de liberté, le mariage est un enfermement et une punition. La vie avec Jack, plus jouissive et pleine d’interdits, lui semble plus supportable. Même si elle retourne auprès d’Edward, c’est pour ne plus subir la violence et la jalousie de Jack. Hazel ne sera libre qu’à la fin : en tombant dans un puits sans fond qui l’effraie et l’inquiète. Cet endroit, inconnu, obscur et mystérieux est la métaphore du sexe féminin. En s’enfonçant à jamais dans cet abîme, Hazel part pour un autre monde, peut-être milieu de sororité que la sorcellerie proposerait déjà. Elle échappe ainsi aux deux hommes qui la traquent. Vous pouvez, sinon, voir, à cette fin, une punition de l’adultère. Mais cela réduirait la symbolique instaurée tout au long du récit et de la mise en scène.

Ce film anglais brut, étrange et magnifique a également eu un tournage chaotique du fait des tensions dans le couple entre Jones et Selznick. Même si le producteur n’est pas présent, ces nombreuses notes sont encombrantes et Jennifer Jones le vit mal. Malheureusement, elle ne peut pas échapper à ce mari possessif comme Hazel l’a fait, en tombant dans un abîme sans fin.

La Furie du désir – King Vidor, 1953

Ruby est une jeune femme issue d’une famille pauvre. Les Gentry l’accueillent et l’élèvent en partie. Amoureuse de Boake, un fils d’industriel, elle est rejetée au profit de Tracy, une fille de bonne famille. Ruby épouse alors Jim Gentry dont la femme vient de mourir. Au cours d’une soirée, Boake et Ruby dansent sous le regard jaloux de Jim. Une violente dispute éclate. Le lendemain Ruby s’excuse auprès de Jim qui lui pardonne. Mais il meurt lors d’une balade en mer. La ville se déchaîne contre Ruby, accusée d’avoir tué son mari.

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Née du mauvais côté, Ruby est une jeune femme sauvage : sensuelle, mais qui parle mal et pratique la chasse. Apparentée à un homme, elle n’en reste pas moins attirante et sexuelle. Tandis qu’elle entretient une relation avec Boake — joué par le viril Charlton Heston —, elle espère être un jour son épouse. Pourtant Boake a d’autres objectifs. Il veut assécher les marais salants de sa terre pour l’exploiter. Une riche famille accepte de le financer et en échange, il épouse leur fille, une belle blonde, intelligente et délicate : Tracy. Ruby est à l’opposé de Tracy. Sa féminité est indomptée, là où celle de l’autre femme est enfermée dans le confort de la famille. Ruby vit et évolue dans les marais qu’elle connaît et maîtrise. Une fois encore, l’actrice incarne un personnage féminin hors des normes, qui tente de briser les liens qui l’enferment. Noël Burch, dans La Beauté des Latrines, compare les deux films de King Vidor — La Furie du Désir et Duel au soleil — : « […] nous y retrouvons le conflit entre tradition et modernité. Mais là où une guerre des sexes était vaguement camouflée en barrière de race [dans Duel au Soleil], le dernier mélodrame de Vidor s’acharne à l’habiller en barrière de classe. » Et effectivement, la libération de Ruby — et de la femme dans son rôle traditionnel — passe par les barrières de la classe. Alors qu’elle pensait avoir atteint un certain niveau social en épousant Jim Gentry pour que Boake accepte de l’aimer, il la rabaisse une nouvelle fois. Rejetée, humiliée, Ruby décide de se venger et fait payer à la ville ce qu’elle a subi en réclamant à tous l’argent que son mari décédé leur avait prêté. Pourtant, elle ne réussit pas à trouver l’amour ou un confort dans ces actions. Après la mort de son amant, Ruby quitte son vêtement féminin et devient capitaine d’un navire. En ouverture et en fermeture, nous voyons ainsi Jennifer Jones les cheveux coupés courts, des vêtements larges pour cacher ses formes. Elle abandonne les plaisirs terrestres et part naviguer dans les eaux — ici, les spectateur.trices peuvent y voir la métaphore de la fin des relations hétérosexuelles, pour les relations homosexuelles avec cette apparence très butch.[2] 

Station Terminus – Vittorio De Sica, 1953

Mary Forbes quitte Rome pour retourner près de sa fille et de son mari. Mais au moment de prendre le train, son amant l’arrête et la supplie de rester.

StationTerminus

Des pas longs, un noir et blanc sublime, une tension palpable, et la réalité de la gare qui rattrape sans cesse cette liaison adultère formée par Jennifer Jones et Montgomery Clift. Puissant, presque trop bref, le film de Vittoria De Sica parle de l’amour et de l’impossibilité de cet amour. Plus qu’un long-métrage sur la parole, c’est l’atmosphère qui prime dans cette gare romaine pleine d’agitations. Le doute qui s’installe, la pression de la femme qui doit revenir dans son foyer ; la figure de l’homme éperdument amoureux, à en devenir violent. Le cinéaste italien, quand bien même David O. Selznick a décidé de couper et de remonter certaines parties, arrive à montrer la banalité de cette histoire entre ses passagers qui attendent. La difficulté de se parler, de s’aimer, de se convaincre dans cet espace public rend la relation encore plus palpable, plus dense. Le personnage interprété par Jennifer Jones est encore une fois balancé entre deux hommes : que faire ? Choisir d’être responsable ou écouter ses pulsions et désirs ? La beauté éphémère de cette relation intense fait de ce film un chef-d’œuvre méconnu. 

Le tournage est difficile pour l’actrice qui doit jouer en décor réel de nuit — pour éviter la foule — et où presque personne ne parle anglais. À ses côtés, Montgomery Clift boit beaucoup et a également du mal à tenir. Le producteur, O. Selznick, décide une fois le long-métrage monté de retourner certaines scènes à Hollywood, trouvant le film trop réaliste pour le public américain.

Plus fort que le diable – John Huston, 1953

Quatre escrocs s’associent avec Billy Dannreuther pour voler de l’uranium en Afrique. Bloqués dans un petit port italien, car leur bateau à un problème technique, ils rencontrent les Chelm, dont la femme Gwendolen prétend qu’ils ont hérité d’une plantation de café et qu’ils sont très riches.

plusfortquelediable

Nouvelle comédie dans ce top et deuxième comédie de l’actrice, Plus fort que le diable est un ovni dans la production de l’époque. En mélangeant les genres, le cinéaste John Huston propose un long-métrage relevé et drôle. Jennifer Jones y incarne Gwendolen Chelm avec une perruque blonde peroxydée. La première fois que nous la découvrons, elle dit à son mari : « ces hommes ont l’air désespérés […] ils n’ont pas regardé mes jambes. » Et dans la séquence suivante, elle joue aux échecs contre son mari. Alors qu’il est concentré, elle semble distraite et pourtant gagne haut la main la partie. Intelligente et curieuse, elle s’invente beaucoup d’histoires et a une imagination débordante. Elle parle d’ailleurs d’une plantation de café et d’un héritage conséquent aux escrocs pour elle aussi pouvoir participer à une aventure — il s’agit bien évidemment d’un mensonge pour mieux présenter devant Billy Dannreuther, interprété par Humphrey Bogart. Sans prise de tête, avec des rebondissements et un décor de vacances, ce long-métrage mérite sa place dans ce top pour son côté insolite et pour le personnage de Jennifer Jones, en mythomane blonde.  

David O. Selznick, qui ne peut pas être sur le tournage, envoie de nombreux mémos à John Huston qui lui donnera des réponses incompréhensibles pour avoir la paix et faire ce qu’il souhaite. Malgré la participation de Truman Capote au scénario, le film reçoit un accueil mitigé de la part de la critique et du public. L’œuvre est aujourd’hui culte.

La Colline de l’adieu – Henry King, 1955

En 1949, alors que la guerre civile fait rage en Chine, la doctoresse Han Suyin travaille sans relâche à l’hôpital Victoria à Hong Kong. Un jour, elle croise le correspondant de guerre, Mark Elliot. Ils tombent tous les deux amoureux, mais Mark est marié et cela crée des tensions autour du couple.

CollineDeAdieu

Jennifer Jones interprète une Eurasienne entièrement dévouée à son travail qui a abandonné l’idée d’être à nouveau amoureuse. Consciencieuse et impliquée, sa vie tourne autour des enfants et des familles venues de Chine, qui fuient le communisme et la guerre. Quand elle rencontre Mark Elliot — interprété par William Holden — son cœur se réanime. Histoire d’un amour impossible sous fond de guerre et de tensions sociales. Elle n’hésite pas, encore une fois, à se mettre en danger pour vivre pleinement son amour. Porté par une musique sublime d’Alfred Newman, une photographie lumineuse de Leon Shamroy et une mise en scène douce amère d’Henry King — que Jones retrouve après Le Chant de Bernadette et avec qui elle tourne une dernière fois en 1962 dans Tendre est la nuit La Colline de l’adieu est sans doute le plus beau film avec Jennifer Jones. Ce mélodrame dans le décor exotique de Hong Kong avec ses paysages magnifiques et cette histoire d’amour impossible finit d’établir l’actrice.

Il s’agit de la biographie d’Han Suyin qui fut adaptée par John Patrick. Grâce à ce film, Jennifer Jones renoue avec le succès. Elle est, pour la cinquième fois, nommée aux Oscars.  

Pour aller plus loin, je vous conseille de finir par la musique du film : ICI.

Marine Moutot 

Notes :

[1] Jennifer Jones: The Life and Films by Paul Green (Goodreads Author), p. 128 : « Before starting a scene it was as though she was hypnotizing herself, actually putting herself in a trance. You would be doing a scene with her, but you felt like she really wasn’t there. »

[2] butch : « butcher » (boucher) en anglais apparait aux États-Unis dans les années 1940 pour désigner les lesbiennes masculines. (source Wikipédia)


Duel au soleil (Duel in the Sun)
Réalisé par King Vidor
Avec Jennifer Jones, Gregory Peck, Joseph Cotten
Western, États-Unis, 2h16, 1946
Les Acacias
Disponible en DVD et Bluray

La Folle Ingénue (Clunny Brown)
Réalisé par Ernst Lubitsch
Avec Jennifer Jones, Peter Lawford, Charles Boyer
Comédie, Romance, États-Unis, 1h40, 1946
Ciné Sorbonne
Ressortie en version restaurée le 12 février 2020, bientôt en VOD

La Renarde (Gone to Earth)
Réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger
Avec Jennifer Jones, David Farrar, Cyril Cusack
Drame, France, 1h50, 1950
Pas de distributeur connu

La Furie du désir (Ruby Gentry)
Réalisé par King Vidor
Avec Jennifer Jones, Charlton Heston, Karl Malden
Drame, États-Unis, 1h22, 1953
Pas de distributeur connu

Station Terminus (Stazione Termini)
Réalisé par Vittorio De Sica
Avec Jennifer Jones, Montgomery Clift, Gino Cervi
Drame, États-Unis, Italie, 1h30, 1953
Pas de distributeur connu
Disponible en DVD et Bluray et en VOD sur UniversCiné, FilmoTV et Orange

Plus fort que le diable (Beat the Devil)
Réalise par John Huston
Avec Humphrey Bogart, Gina Lollobrigida, Jennifer Jones
Aventure, Comédie, États-Unis, Italie, Allemagne, 1h40, 1953
Pas de distributeur connu
Disponible en DVD et Bluray et en VOD sur TMC et UniversCiné

La Colline de l’adieu (Love Is a Many-Splendored Thing)
Réalise par Henry King
Avec William Holden, Jennifer Jones, Torin Thatcher
Drame, États-Unis, 1h42, 1955
Pas de distributeur connu
Disponible en DVD et Bluray

Publié par Phantasmagory

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4 commentaires sur « [TOP] Qui es-tu Jennifer Jones ? »

  1. Quel bel article, qui rend hommage à la si belle carrière de Jennifer Jones !
    J’ai souvenir d’elle évidemment dans « duel au soleil », film qui marqua la jeune Martin Scorsese quand il le découvrit en salle. J’ai aussi beaucoup aimé « le portrait de Jennie », et j’avais dit tout le bien que je pensais de « station terminus » sur mon blog.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci beaucoup ! Véritable révélation du deuxième confinement que j’ai découvert avec Duel au Soleil. J’ai également beaucoup aimé Le Portrait de Jennie. Je regrette qu’elle n’est pas plus joué. J’irai voir votre article sur Station Terminus que je trouve magnifique et très touchant.

      Aimé par 1 personne

      1. Le film emprunte à « brève rencontre » la beauté du mélodrame de hall de gare et profite de Vittorio de Suva pour lui insuffler cet art du réalisme qui lui donne la teinte de l’authenticité, qui mieux que personne faite battre le coeur de la cité. C’est dailleurs dans les à côté de cette romance finissant qu’il trouve la plus belle matière à son film, à la fois caustique et fascinante dans un lieu de passage qui grouille de vies.

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