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Après avoir dû annuler son édition précédente à cause du premier confinement, le Festival International de Films de Femmes de Créteil a eu le temps de préparer sa nouvelle édition qui se tient en ligne du 2 au 11 avril. Il nous propose une programmation riche à travers trois compétitions internationales (longs-métrages de fiction, de documentaire et courts-métrages), des sélections parallèles, une invitée d’honneur (Aïssa Maiga), des hommages, des débats et des tables rondes. Créé en 1979, ce festival lutte contre toutes formes de discrimination et met en avant des réalisatrices en défendant un cinéma varié et unique du monde entier. Nous vous proposons, cette semaine, de revenir sur nos découvertes.
Éva est ultra sensible à la pollution, aux ondes et aux champs magnétiques. Elle vit isolée dans un appartement entièrement en métal et reçoit l’aide de son frère. Elle n’a de contact avec l’extérieur qu’à travers les médecins qui continuent des expérimentations pour la guérir. Un jour, un psychiatre vient l’examiner pour savoir si sa maladie est réelle ou somatique.
Film d’ouverture du Festival International de Films de Femmes de Créteil, Eden, est une métaphore sur l’aliénation de la femme par la société patriarcale. Le troisième long-métrage de la cinéaste hongroise, Ágnes Kocsis met en scène Éva qui n’a plus de contact avec l’extérieur depuis sept ans. Si elle sort sans protection, elle peut mourir. Son être suffoque à cause de la pollution atmosphérique, des produits chimiques et des ondes qui traversent l’air. Alors, elle voit le monde par sa fenêtre ou à travers la visière de son casque de cosmonaute. Son corps, encombré, se meut difficilement, empêché par de nombreuses barrières. Autour d’elle, pour l’aider à s’en sortir, il n’y a que des hommes. Plus que la relation femme-homme, la cinéaste montre à quel point la vie d’une femme, encore aujourd’hui, est régie par les hommes. Que ce soient des frères, des médecins, des psychiatres, des vendeurs, toutes les interactions d’Éva sont avec des hommes.
Ágnes Kocsis propose un monde aseptisé, froid et vide où évolue son héroïne. Gris, métal, noir et blanc sont les principales teintes du film qui n’évolue presque jamais. Les chromatiques restent les mêmes et c’est seulement vers la fin, quand Éva apprend à revivre, qu’elle rencontre le chatoiement d’une prairie verte et la douceur d’une robe d’été à fleurs. Avec ces contrastes, la cinéaste propose une Éva en blanc, pureté intouchée par le monde et le psychiatre et son frère en noir ou couleur sombre. Ce sont des éléments perturbateurs qui encaissent l’extérieur pour elle. Sans eux, elle ne peut plus vivre. Quand son frère disparaît mystérieusement pendant quelques semaines, elle arrête de manger et se laisse mourir. C’est pourtant au contact de son psychiatre, Andras, qu’elle réapprend à vivre. Avec une certaine résignation, elle acceptait de ne plus être que l’ombre d’elle-même. Sans goût ni attrait pour la vie, elle passait tranquillement. Sa rencontre avec Andras ravive en elle le souvenir du contact avec l’autre. Alors que sa thérapie avance, elle commence à se regarder à nouveau comme une femme : dans son miroir puis dans son bain. Elle explore son corps et sa sensualité. Ce corps dont elle voudrait s’échapper, car il la prive de vivre, elle en redécouvre les contours et les goûts. Elle se mord, se caresse, s’observe. Mais ce corps est aussi sa prison. Quand ses crises commencent, elle a toujours le réflexe d’ouvrir sa combinaison blanche, laissant ses seins exposés, comme si son mal pouvait être libéré en même temps que son corps du vêtement informe qu’elle porte.
À travers cette maladie, ce que la cinéaste traite est l’hystérie de la femme. À plusieurs moments, les médecins masculins laissent sous-entendre qu’Éva simule son mal. Que ce, qui la ronge, serait psychotique. À travers cette question du mensonge d’Éva — le nom est d’ailleurs très proche du nom biblique d’Ève et donc du péché originel —, l’histoire interroge le rapport à l’Autre. L’Autre est la femme, corps étrangé dans un monde essentiellement masculin. Les rares autres femmes qu’elle côtoie sont des subalternes, sans décisions ou sont des menaces. Seule la fille d’Andras évite cette confusion, mais pas totalement. Enfant, elle ne possède pas encore les attributs des femmes, mais déjà elle a l’esprit libre qui vagabonde : elle invente des créatures imaginaires. Éva, avec cette thérapie qui lui sert certes à s’ouvrir à nouveau, est aussi remise en question dans son intégrité de femme. Elle subit un procès pour avoir eu une crise dans le désert où l’air est censé être pur. Rabaissée, humiliée, elle n’est jamais dans la prise de décision. Quand elle va s’acheter une tortue seule et qu’elle se rapproche d’Andras, son frère se vexe et disparaît. Quand elle décide de tenter le tout pour le tout en faisant une expérience qui pourrait lui coûter la vie, Andras refuse qu’elle participe. Éva est sans cesse rappelée à son statut de femme qui ne peut pas vivre par elle-même. Elle doit être sous tutelle.
À travers une esthétique de la symétrie, la cinéaste interroge notre rapport bancal au monde. Dans son costume de cosmonaute, Éva est une alienne. Les plans la placent toujours au centre et l’inscrivent dans un cadre vide. Elle est rarement entourée quand elle est dans sa combinaison. Étrangère à l’agitation du monde, elle est seule, même dehors. Éva prend à contre-pied la société patriarcale qui l’enferme et au moment où elle reprend goût à la vie, elle décide avec aplomb de ne plus suivre ce qu’on lui demande de faire. Malgré le manque de reconnaissance probant de la part des hommes concernant sa maladie, elle décide de se libérer une bonne fois pour toutes du costume qu’on lui demande de porter — quand ce n’est pas celui de femme, c’est celui d’« anormale » accentué par l’uniforme de cosmonaute. En se libérant, elle ouvre une nouvelle porte vers un autre monde. Ainsi, alors que la caméra ne quittait jamais le sol et Éva, elle décolle dans le dernier plan pour montrer une autre manière de voir la vie. Avec Eden, Ágnes Kocsis rend la parole et le corps aux femmes et les sort du milieu aseptisé où on les enferme. La métaphore de cet appartement de métal où évolue Éva pourrait être celle d’une prison contre laquelle la vie vient se briser.
Marine Moutot
Eden
Réalisé par Ágnes Kocsis
Avec Lana Baric, Daan Stuyven, Lóránt Bocskor-Salló
Drame, Hongrie, Roumanie, Belgique, 2h33
2020