Temps de lecture : 4 minutes.
1825. Australie. Clare, forçat irlandaise, tente d’avoir ses papiers qui lui rendront sa liberté et le droit de vivre avec son mari et sa petite fille. Mais le lieutenant qui la possède ne souhaite pas la voir partir. Un jour, son mari intervient et est tué par l’officier qui la laisse pour morte. Elle décide de partir à sa poursuite pour se venger.
Pour son deuxième long-métrage, la réalisatrice australienne Jennifer Kent reçoit une mention spéciale du jury à la Mostra de Venise en 2018. Il s’agit alors du seul film réalisé par une femme en compétition officielle. Le long-métrage parle des minorités et des femmes au XIXe siècle en Australie, alors colonisé par les Anglais. Dès l’ouverture de The Nightingale, la cinéaste montre la tension qui se déploie autour de Clare. L’inquiétude, la menace qui pourrait se cacher n’importe où. Cette pression constante sera l’enjeu de ce drame furieux.
Le synopsis de The Nightingale s’apparente tout de suite au rape and revenge. Ce genre possède une arche narrative assez classique : une femme se fait violer et est souvent laissée pour morte. Elle décide alors de se venger de ses violeurs. Souvent dans la surenchère, les femmes se trouvent métamorphosées par les violences subies. Entre fantasme et fétichisme, le dernier film en date est Revenge de la cinéaste française Coralie Fargeat qui exploitait le côté spectaculaire et grandiloquent pour proposer une œuvre stylisée et irréaliste — le fait que ce soit une femme qui l’ait réalisé n’enlève en rien le côté très patriarcal du genre. Ici le film de Jennifer Kent s’inscrit dans le rape and revenge mais en déjoue les us. Beaucoup noteront — et s’arrêterons sans doute à cela — les séquences de viol proche de l’insoutenable que subissent les femmes, mais également les nombreux meurtres et cadavres. La cruauté de l’histoire est servie par une mise en scène crue. Aucune musique intradiégétique ne vient accompagner le voyage de Clare. Lorsque le cinéma offre une évasion de la dure réalité de l’histoire grâce à la bande-son, Kent ôte cette facilité au spectateur et lui impose les traumas de ses personnages. Choix radical : l’efficacité du propos est doublée et le film nous remue intensément.
La force du film ne se résume pas seulement à une mise en scène violente et frontale, mais aussi à son discours. À travers les personnages de Clare — interprétée brillamment par Aisling Franciosi — et Billy, son guide — Baykali Ganambarr —, Jennifer Kent parle de la domination masculine blanche. Cette suprématie coloniale qui annihile les minorités et les femmes est ici incarnée dans l’antagoniste pervers du lieutenant Hawkins — Sam Claflin. Propre sur lui, droit et qui semble sensible, c’est un homme qui rêve de pouvoir, écrase les autres pour jouir des ses privilèges. Machiste, raciste, il a la gâchette facile et un irrespect absolu pour les femmes et les aborigènes, dont il nie toute humanité. En face, Clare et Billy semblent démunis dans leur quête de vengeance. Ici, pas de femme badass qui détruirait tout à coup de fusil, mais une femme rongée par la perte et la haine. Cette humanité transcende les attentes du spectateur.trice et donne une nuance au personnage de Clare. Loin de la simple vengeance, on perçoit alors un jeu macabre du chat et de la souris. Au début du film, la jeune femme est placée en victime, en proie. Quand elle chante dans les bois, son bébé dans les bras, elle a un poignard dans les mains, guettant le moindre mouvement. Quand elle chante devant une foule d’hommes, les regards posés sur elle sont menaçants et lubriques. C’est un trophée. Une femme à posséder. En entamant sa chasse à l’homme, Clare tente d’inverser la tendance. Elle veut devenir chasseresse. Ce rapport de force fluctuant amène un questionnement plus profond : la justice et la légitimité de nos actes.
Dans cette époque coloniale extrêmement violente et conflictuelle, les rapports entre les humains sont remis en cause, et les populations sont hiérarchisées. La cinéaste prend alors le temps de développer ses protagonistes. Ce ne sont pas simplement des images de martyrs ou d’esclaves. Au fur et à mesure de leur quête, Billy et Clare apprennent à se découvrir et briser les préjugés autour d’eux. Billy voit en Clare la figure de l’envahisseur, qu’il méprise. Clare ne voit en Billy qu’un boy, moins qu’un être humain. Mais tous les deux sont considérés par les Anglais comme des êtres inférieurs bons à être humilié.e.s, torturé.e.s, utilisé.e.s et tué.e.s. En plaçant ces deux personnages sur un pied d’égalité face à un ennemi commun, Jennifer Kent met en exergue les problèmes de la ségrégation. En opposition à cette domination, The Nightingale propose quelques pistes d’évasion. Alors que leur monde leur interdisait toute entente, Clare et Billy développent une cohabitation et une interdépendance. La survie était leur dénominateur commun, ils vont, à travers différentes épreuves, se rendre compte que les motivations de leurs combats respectifs seront leur force.
Dans une autre mesure, plus poétique cette fois, Jennifer Kent explore la réappropriation des corps et des identités de ses deux héros. Souillé.e.s et bafoué.e.s par les Anglais, ils sont deux âmes solitaires en quête de reconnaissance et de résilience. Cette recherche est guidée par l’identification à des oiseaux. Clare est le rossignol. Avec sa voix angélique, elle chante la nostalgie de sa patrie et son amour perdu. Billy, dont le nom de naissance « Mangana » signifie cacatoès, s’identifie à cet oiseau intelligent, omniprésent dans l’état sauvage australien. La forêt est cet espace transitoire, où les règles de la ville ne sont plus de rigueur. Dernier sanctuaire où les aborigènes peuvent être plus ou moins libres, sans la dépendance du côlon, cette nature est un passage obligatoire dans le parcours de Clare et Billy. Ces transpositions animalières et ce décor naturel symbolisent le besoin vital de s’affranchir de toute contrainte sociétale et patriarcale afin de s’envoler vers son propre destin.
Jennifer Kent ne réalise pas seulement un long-métrage violent où le sang et l’horreur se regardent en face. Elle filme l’émancipation de ses deux protagonistes dans la souffrance et la libération de la parole. Le feu qui brûle à l’intérieur de Clare est très présent dans la mise en scène. Dès l’ouverture, quand la jeune femme est réveillée par son mari, pendant la scène de viol et même sur son chemin quand elle découvre une maison qui se consume dans les flammes dans la forêt. Ce feu est le signe et l’élément déclencheur que sa soumission a trop duré. Intransigeant dans sa démonstration et brûlant d’accusation, The Nightingale déterre les cadavres d’une terre australienne meurtrie. Face à un monde où les crimes contre l’humanité sont toujours d’actualité, le devoir de mémoire est urgent et le film appelle à ne pas commettre les erreurs du passé.
Clémence Letort-Lipszyc et Marine Moutot
The Nightingale
Réalisé par Jennifer Kent
Avec Aisling Franciosi, Sam Claflin, Baykali Ganambarr
Drame, Thriller, Australie, 2h16
Condor Distribution
15 avril en VOD