[CRITIQUE] Cruella

Temps de lecture : 7 minutes.

À Londres, dans les années 1970, Estella Miller est résolue à se faire un nom dans le milieu de la mode. Depuis son enfance, elle habite avec deux jeunes orphelins, Jasper et Horace, qui apprécient ses compétences d’arnaqueuse et mène avec eux une existence criminelle dans les rues de la ville.
Un jour, elle se fait remarquer par La Baronne von Hellman, une grande figure de la mode, terriblement chic et horriblement narcissique. Leur relation va déclencher une série de révélations qui amèneront Estella à se laisser envahir par sa part sombre, au point de donner naissance à l’impitoyable Cruella d’Enfer, une brillante jeune femme assoiffée de couture et de vengeance.

Les origines du personnage

Cette origin story est réalisée par Craig Gillespie dont le dernier film Moi, Tonya (2017) n’est pas passé inaperçu aux cérémonies des Oscars et des Golden Globes 2018. Ici, le réalisateur met en scène le personnage de Cruella d’Enfer (Devil en version originale) qui avait déjà eu droit à plusieurs apparitions au cinéma. En premier lieu imaginée par Dodie Smith dans le roman Les 101 Dalmatiens en 1956, ce sont les studios Disney qui ont porté Cruella à l’écran dans le dessin animé éponyme quelques années plus tard, en 1961. Par la suite, Cruella est apparue sous les traits de Glenn Close (productrice de la version de Craig Gillespie) dans les adaptations en prise de vues réelles (1996 et 2001).

Première interpellation temporelle : la Cruella d’origine que nous connaissons est une femme mature dans les années 50. Alors pourquoi trouve-t-on une jeune et ingénue Emma Stone dans les années 70 dans cette version ? Tout simplement parce qu’il aurait été dommage de se passer de ce milieu londonien en plein mouvement punk rock : une ambiance qui accentue le côté rebelle du personnage.

Nous commençons donc par découvrir Estella Miller, une enfant créative et indocile qui sait ce qu’elle veut faire dans la vie : devenir styliste. C’est par le biais de la mode qu’Estella va laisser son alter ego, qu’elle appelle Cruella, s’emparer de sa personnalité. Au fur et à mesure du récit et plus les épreuves s’intensifient, Cruella prend le dessus.

Enfants, en regardant un dessin animé des studios Disney, nous ne nous posons pas la question de savoir pourquoi le.a méchant.e est méchant.e. De par les codes qui nous sont transmis dès le plus jeune âge, nous comprenons assez vite que la protagoniste excentrique, qui rit fort, qui fait de grands gestes et qui veut voler des chiots pour en faire un manteau est la méchante de l’histoire. Lorsque Disney s’inspire des classiques pour en faire des live action au XXIe siècle, ce n’est pas/plus aussi évident, même si nous retrouvons quand même cette facilité qu’ont les Disney à façonner des vilains en statuant qu’ils sont méchants, car c’est dans leur nature. À la différence que, Cruella n’est pas méchante – ou du moins, pas la méchante de l’histoire. C’est une femme blessée qui doit se reconstruire sur des bases chancelantes. 

Quelques libertés

Au cours de sa résilience, elle croise le chemin d’un horrible personnage : La Baronne von Hellman (notons le nom Hell, qui signifie Enfer), interprétée par Emma Thompson. Leur relation est assez simple : Estella est l’employée de La Baronne, jusqu’au jour où elle découvre un terrible secret qui la poussera à vouloir la détruire. À part les personnages gravitant autour de La Baronne, on retrouve des noms familiers : Anita, Roger et les deux compères d’Estella, Jasper et Horace. Là encore, les deux comparses sont plus édulcorés dans cette version que dans le dessin animé. Tout comme Cruella, ils sont attachants malgré leur statut de criminels. Dans le dessin animé de 1961, Cruella traite ses deux hommes de main comme des moins que rien, accentuant le fait qu’ils soient des « imbéciles » et « bons à rien ». Ici, elle les considère comme des membres de sa famille. Cependant, à certains moments, lorsque le mode Cruella est poussé à son maximum, elle se retourne contre eux et n’a plus aucune considération envers Horace et Jasper. Peut-être que la Cruella plus âgée du dessin animé serait une version accentuée de celle d’Emma Stone. Même si celle-ci laisse entrevoir comment elle peut réagir quand elle est à son paroxysme ?

Une actrice oui, mais pour trois personnages

Emma Stone (La La Land, Damien Chazelle, 2017) n’est pas seulement Cruella, elle est aussi Estella et un doux mélange de ces deux personnages. Même s’il s’agit de la même personne, Emma Stone doit camper le rôle d’une femme qui subit un dédoublement de la personnalité. Cet état est une conséquence d’un choc émotionnel post-traumatique. La raison pour laquelle Cruella est Cruella est, ni plus ni moins, un dommage collatéral d’un deuil. Qui dit personnalités différentes, dit jeu différent. Selon les situations et l’avancement de l’intrigue, Emma Stone doit tantôt faire appel aux traits de personnalité d’Estella et, à d’autres moments, à ceux de Cruella. Son jeu est tellement juste que le spectateur sait qui s’exprime : Estella, Cruella, ou cette troisième personnalité coincée entre les deux. Tout cela passe par les postures, la démarche, le regard. En effet, dans certains passages, l’identification est évidente de par les costumes. Estella, jeune femme rousse, est vêtue principalement de noir. Cruella a évidemment ce signe distinctif qu’est sa chevelure bicolore et son style a davantage de caractère. Mais dans certaines scènes, les tenues ne changent pas et c’est Cruella qui s’exprime en portant les vêtements d’Estella ou inversement. C’est pour cela qu’Emma Stone a beaucoup travaillé le langage du corps afin de faciliter l’identification des personnalités. La voix y est pour beaucoup. Notons qu’Emma Stone est américaine, elle n’a donc pas naturellement cet accent anglais très prononcé qu’ont les Londoniens. Là encore, chaque personnalité a sa manière de s’exprimer. Estella va buter sur quelques mots, parler d’un ton assez doux et bas. Alors que Cruella a cette confiance en elle qui lui permet d’accentuer chaque mot qu’elle prononce. L’intonation est ainsi différente. Interpréter Cruella est une chose mais devoir jouer le rôle d’Estella qui veut être Cruella en est une autre. Emma Stone brille bien évidemment dans cet exercice – brille par le talent mais aussi par les tenues qu’elle porte.

Un dress-code au poil

Le récit étant centré sur le milieu de la mode, il était évident que les costumes allaient être spectaculaires. Chacune des tenues d’Emma Stone et d’Emma Thompson (My Lady, Richard Eyre, 2018 ; Dans l’ombre de Mary, John Lee Hancock, 2013)  sont admirablement bien pensées et élégantes. Au-delà des scènes de gala, de défilés, de tenues de soirée, les costumes du quotidien ont eux aussi cette touche de glamour. Du cuir, du tulle, des dorures et même, si ça se trouve, des manteaux en peau de dalmatiens… Tout est réuni pour faire briller les actrices de mille feux. Les actrices et les acteurs. En particulier Arty, un brillant couturier, joué par John McCrea qui même s’il ne fait que quelques apparitions possède un style qui se situe entre Balmain et David Bowie – avec touche de eye-liner à l’appui. Nous ne pouvons pas passer à côté. En parlant de maquillage, lorsque Cruella fait son entrée, nous sommes subjugué.e.s par sa beauté. Dans Les 101 Dalmatiens, Cruella n’est pas représentée d’une manière flatteuse. Cependant, nous reconnaissons ses signes distinctifs chez Emma Stone : les ongles rouges, la bouche carmin, les faux-cils, la robe noire, les  hauts talons… Tout, sauf le porte-cigarette (non politiquement correct de nos jours), accessoire remplacé ici par une canne. 

Emma Thompson est loin d’être en reste au département maquillage et costumes. Dans un style différent, La Baronne arbore des toilettes flamboyantes et distinguées. Cela ne serait pas sans rappeler le rôle de Meryl Streep dans Le Diable s’habille en Prada (David Frankel, 2006). En effet, le premier plan de La Baronne est exactement le même que celui de Miranda Priestly, la célèbre rédactrice en chef de Runway, elle-même inspirée d’Anna Wintour. C’est pour toutes ces raisons que le film respire l’élégance en complément d’une photographie léchée. 

Une bande originale bien pensée 

En plus de nous en mettre plein la vue, la bande originale est un délice pour les oreilles. En cohérence parfaite avec la personnalité d’Estella/Cruella, elle est composée de classiques du rock (Queen, Supertramp, The Clash, The Doors…) mais aussi de morceaux plus envoûtants comme Feeling Good de Nina Simone ou I Love Paris de Georgia Gibbs. En complément de toutes ces chansons mondialement connues, le groupe britannique Florence and the Machine a sorti une composition inédite pour le film : Call Me Cruella. Concernant la musique originale, elle est signée par Nicholas Britell, nommé deux fois aux Oscars pour Moonlight (Barry Jenkins, 2016) et Si Beale Street pouvait parler (Barry Jenkins, 2018).

Mis à part quelques (grosses) incohérences dans le scénario qui permettent à l’intrigue d’avancer plus rapidement et quelques scènes répétitives, le film est un succès. De plus, les références au dessin animé sont subtiles et ravissent les spectateurs aguerris. Cela réside parfois seulement dans l’utilisation d’une expression ou l’évocation d’un prénom, mais cela permet de reconnecter le film à l’histoire originale. En bref, un film qui a du chien !

Déborah Mattana

Cruella
Réalisé par Craig Gillespie
Avec Emma Stone, Emma Thompson, Mark Strong
Drame, Etats-Unis, 2h14
Walt Disney Pictures
Actuellement en salles

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

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