Une femme s’évanouit de manière théâtrale, un objet roule doucement au sol en gros plan, des inconnus fomentent un plan machiavélique juste à côté des concernés… Le cinéma est rempli de motifs, parfois récurrents, qui intriguent et s’impriment dans nos esprits. Le deuxième mardi de chaque mois, nous vous proposons le défi “Un bon film avec…” : chaque rédactrice dénichera un film en lien avec un thème (plus ou moins) absurde mais qui vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ces images s’imposent-elles ? Quel sens recouvrent-t-elles dans notre imaginaire ? Et dans l’œuvre ? Les retrouve-t-on dans un genre précis ? Comment deviennent-elles des clichés ?
/! Cet article peut contenir des spoilers. /!
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La pluie est un élément hautement cinématographique. Qu’elle soit présente pendant une scène d’amour, pendant une scène de baiser (Diamants sur canapé, Blake Edwards, 1961), de réconciliation, ou même de dispute, la pluie vient renforcer l’émotion et le côté dramatique de la séquence. En apportant quelque chose de sensoriel, de tangible à travers l’image et le son, la pluie peut aussi devenir plus impressionnante et annoncer des catastrophes à venir comme des orages ou des tempêtes. C’est un élément déclencheur ou simplement qui met fin à une séquence. La pluie fait partie intégrante du langage cinématographique.
Dans Match Point (Woody Allen, 2005) si la séquence débute comme une scène de dispute, elle dérape très vite en scène d’amour. La pluie vient ajouter une tension érotique : vêtements qui collent au corps, visage mouillé… Dans Moulin Rouge (Baz Luhrmann, 200) au contraire, la pluie vient accentuer le chagrin amoureux de Christian après que Satine, avec qui il entretient une relation, a rompu avec lui. Chagrin amoureux, ou plutôt amour secret que l’on retrouve dans Le dernier métro de François Truffaut (1980). Marion et Bernard se disputent violemment sous la pluie, devant le restaurant dans lequel ils avaient prévu de dîner avec leur troupe de théâtre. La jeune femme s’emporte, elle exige de son collègue qu’il ne lui adresse plus la parole, excepté dans le cadre des représentations de leur pièce. La sentence s’abat sur le personnage, l’orage gronde. Bernard s’en va, trempé jusqu’aux os, bouleversé, les éléments renforcent la tension extrême qui agitent les protagonistes. Loin du registre de l’amour, la pluie arrive après une dispute entre l’empereur Kuzco, transformé en lama, et Pacha, un paysan sympathique qui l’aide, malgré son comportement enfantin et égoïste. Kuzco refuse d’écouter les énièmes mises en garde de Pacha qui, à bout, s’énerve et part. Kuzco se retrouve seul et après avoir réalisé que Pacha avait raison, la pluie s’abat sur lui pour insister sur son malheur.
À travers trois extraits que nous avons tiré de Blessures secrètes, Michael Caton-Jones, d’Orgueil et Préjugés, Joe Wright et de Crazy Stupid Love, Glenn Ficarra et John Requa, retour sur des scènes de dispute où la pluie s’est invitée.
Et surtout n’oubliez pas de voter à la fin de l’article.
Orgueil et Préjugés, Joe Wright, 2005
Dans l’Angleterre du XVIII siècle, la modeste famille Bennet souhaite marier ses cinq filles pour leur garantir un bel avenir. Le riche Mr Bingley et son ami Mr Darcy s’installent dans les environs. Elizabeth et sa sœur Jane tombent sous le charme de ces aristocrates. Dans ce monde où chacun ne peut sortir de son rang, les riches se complaisent dans leur orgueil et leur fortune, tandis que les pauvres s’embourbent dans leurs clichés. Pour se laisser bercer par le jeu de l’amour et du hasard, ces jeunes gens devront outrepasser les conventions et faire preuve de courage et d’humilité.
La séquence qui nous intéresse se situe au milieu de l’intrigue. Elizabeth et Darcy se sont déjà rencontrés plusieurs fois. Tantôt passionnément attiré l’un l’autre, tantôt dans le déni total, leur relation demeure tumultueuse. Elizabeth apprend que Darcy a séparé son ami Mr Bingley de sa sœur Jane, alors que les deux jeunes gens sont épris l’un de l’autre. Folle de rage et particulièrement déçue par le comportement de celui qui la fait chavirer, elle part s’isoler dans le domaine où elle est accueillie, se confrontant à une pluie diluvienne.
Arrivée au belvédère, on la découvre trempée jusqu’aux os. Elle se pense enfin libre de laisser ses émotions s’exprimer, mais Darcy la surprend dans ce lieu qui se dessine désormais comme une arène. La musique tourmentée qui accompagnait les pas révoltés de la jeune femme s’arrête. Les deux protagonistes ont d’une certaine manière enfilé leur tenue de combat : la pluie a éteint leurs apparats. En étant tous deux mouillés, une égalité se dessine dans leur condition : ils ne se distinguent plus par leur allure mais par leur parole. Le duel d’orgueil qui les anime s’intensifie peu à peu au fil des corps qui se rapprochent et de cette pluie qui devient de plus en plus présente au son. Cette rencontre à armes égales peut se décomposer en trois rounds de champ contre champ de durée quasi équivalente.
1er Round : Darcy brûle d’amour pour Elizabeth. Dans sa nervosité légendaire et allant à l’encontre de toute l’aristocratie qu’il représente, il sort de ses obligations, et la demande en mariage. Cette audace déclenche le feu de la colère d’Elizabeth. Ce qui devait être l’expression d’une émotion profonde, douloureuse et sincère se retourne contre lui. Elizabeth l’accuse de la séparation de sa sœur et de Mr Bingley. Darcy admet avoir séparé les deux tourtereaux et ajoute qu’il condamne le comportement inapproprié de la famille Bennet. Le tonnerre gronde. Les paroles cinglantes de Darcy viennent de planter une lame dans le cœur des deux combattants. Il s’est permis d’insulter la famille d’Elizabeth et elle découvre la dureté avec laquelle il juge autrui. C’est la fin du premier round.
2è Round : Les reproches se succèdent et Elizabeth amène sur le devant de la scène un autre homme : le soldat Wickham. Connaissance de Darcy et charmeur auprès de la famille Bennet, l’évocation simple de cet homme remue notre aristocrate et fait glisser la dispute sur le terrain de la jalousie et de la rancœur. Les deux personnages s’avancent d’un pas. Leurs mots sont plus durs et la pluie derrière ne cesse de tomber.
3è Round : Alors que les attaques deviennent personnelles, Darcy et Elizabeth se sont encore rapprochés l’un de l’autre. Ils se dévorent du regard et leurs lèvres s’attirent sans pouvoir se toucher. Leur désir devient leur supplice et Elizabeth sonne le glas de ce duel tragique en déclinant la demande en mariage La séquence se termine sur un plan large. Darcy quitte le ring avec son égo, laissant Elizabeth presque KO, seule avec ses émotions et son orgueil. Une partition au piano plus intimiste et sombre démarre. On enchaîne sur une autre séquence, mais ces mots qui sont maladroitement sortis vont encore planer comme un spectre sur les deux personnages.
Si la pluie fait office de décor dramatique, elle est également l’incarnation de la souffrance et de la solitude des protagonistes. L’éducation dans la pudeur n’autorise pas l’expression des sentiments. Savoir tenir son rang c’est aussi savoir se maîtriser devant autrui. Si Darcy épouse Elizabeth, il va à l’encontre des valeurs de sa classe. Orgueil et Préjugés pose la question de l’union des classes sociales : envoyer valser lesdites valeurs et laisser place au libre arbitre. Cet acte est douloureux et requiert une grande force d’esprit. Darcy le dit à sa bien-aimée lors de leur échange : « I have struggled in vain and i can bear it no longer . These past months have been a torment […] i wanted to end my agony». L’amour devient une souffrance et est associé à un terrible châtiment. La pluie joue le rôle cathartique qui va délier les langues et incarner la solitude de ces personnages enfermés dans leurs carcans.
Clémence Letort-Lipszyc
Orgueil et Préjugés
Réalisé par Joe Wright
Avec Keira Knightley, Matthew Macfadyen, Rosamund Pike
Romance, Comédie, États-Unis, 2h09, 2005
United International Pictures (UIP)
Disponible sur Netflix
Blessures secrètes, Michael Caton-Jones, 1994
Tiré des mémoires de Tobias Wolff, Blessures Secrètes relate le parcours difficile du jeune Toby dans les années 50. L’adolescent turbulent et sa mère Carolin débarquent à Seattle après avoir fui le petit ami de cette dernière. Elle y fait la connaissance de Dwight, un mécanicien avec qui une idylle naît très vite. Après plusieurs mois au contact de cet homme, Tobias décerne la vraie personnalité de Dwight qui se révèle être manipulateur et violent.
Alors qu’il n’a même pas vingt ans, Leonardo DiCaprio décroche pour ce film son premier grand rôle au cinéma. Il prouve ainsi au monde entier l’envergure de son talent d’acteur, qui lui ouvrira les portes d’Hollywood. Cette séquence est importante, car, en mettant en scène le jeune Toby face à son beau-père Dwight, elle confronte deux générations d’acteurs. Admiratif de Robert De Niro, le jeune DiCaprio ne se laisse pas impressionner et met K.O son idole, par la puissance de son jeu.
Il s’agit dans cette scène d’un jeu de pieds et de mains, d’un cours de boxe, mais Toby y donne aussi une leçon de cinéma à Dwight. Il fait nuit, les deux personnages sont sous le porche mal éclairé. Dwight veut apprendre à l’adolescent à mettre un K.O sec à son adversaire, après son humiliation à une bagarre avec un camarade. Ce qui se joue ici démontre toute l’ambiguïté du comportement du beau-père, à la fois modèle, pédagogue, mais aussi, le plus souvent, tyrannique et violent. Afin de mener le jeune homme à lui porter un coup, Dwight n’hésite pas à le malmener verbalement et physiquement, le poussant à bout, dans un jeu de champs et contrechamps sur les visages qui appuie la nature inégale du duel. Le beau-père redouble d’arguments fallacieux et homophobes pour exciter la colère de Toby et lui donner envie de le frapper. La pluie, en toile de fond, amplifie la tension palpable, l’élément météorologique entre en fusion avec le bouillonnement intérieur des personnages.
La séquence est entrecoupée d’un plan qui se déroule depuis l’intérieur de la maison, du côté de la mère du jeune garçon, au téléphone avec une amie. Elle tente de camoufler sa désillusion suite au mariage avec celui qu’elle imaginait gentleman, et constate par la fenêtre que son fils semble avoir trouvé un père de substitution. Elle se trompe bien sûr, et, de retour sous le porche, force est de constater que Dwight est loin de remplir une fonction paternelle, tant son comportement moqueur est puéril.
Toby baisse les bras, son visage se ferme, il commence à pleurer. Quelques notes de musique retentissent, pour accompagner l’émotion du personnage. Mais c’est alors qu’il bondit sur Dwight, lui assénant le fameux K.O sec à l’origine de cet entraînement nocturne. Visiblement surpris, le beau-père s’effondre. Toby, narquois, a renversé les rôles. Toby rit de Dwight et sort du champ.
Il a dupé son adversaire, mais également le spectateur, aidé par le réalisateur qui nous a mené sur une fausse piste avec la bande-sonore. Le jeune DiCaprio trouve dans cette scène une façon ludique de duper un monstre sacré et d’annoncer la place qu’il occupera dans le paysage cinématographique.
Lucie Dachary
Blessures Secrètes
Réalisé par Michael Caton-Jones
Avec Robert De Niro, Ellen Barkin, Leonardo DiCaprio
Drame, États-Unis, 1h55, 1994
Warner Bros. France
Disponible sur Canal VOD
Crazy Stupid Love, John Requa, Glenn Ficarra, 2011
Cal et Emily Weaver se sont marié.e.s ensemble à la fin du lycée. Aujourd’hui, à plus de quarante ans, Emily s’est lassée d’un mari qui ne fait plus d’effort. Elle demande le divorce. Au bord de la crise de nerfs, Cal rencontre, dans un bar, Jacob Palmer, un séduisant trentenaire, spécialiste des coups d’un soir. Il va apprendre à Cal comment se réapproprier sa vie sexuelle.
Crazy Sutpid Love est la comédie romantique des années 2010. Avec Steve Carell, Ryan Gosling, Julianne Moore et Emma Stone, le film réussit à réinventer la romance à l’air de la drague et des coups d’un soir. En traitant le sujet du couple épuisé par les années, mais également du désir de construire un couple, le récit pose, avec humour, un regard assez neuf sur les relations amoureuses. Cela n’empêche pas le long-métrage de faire appel à quelques motifs récurrents du genre : comme la dispute sous la pluie. Le film le reconnaît d’ailleurs. Quand Cal est laissé seul sur le parking après s’être disputé avec Emily et qu’il se met à pleuvoir, il s’exclame « What a cliché ».
La dispute en elle-même est une succession de clichés que les aficionados des comédies romantiques ont l’habitude de voir. Alors que Cal revoit une ancienne conquête – qui se trouve être la professeure de Robbie que Cal et Emily rencontrent ensemble à la soirée parents-professeurs —, il réagit mal. Plutôt que de s’excuser de ne pas avoir rappelé l’enseignante, il la blâme d’être alcoolique. Emily sort de la salle de classe, scandalisée par le comportement de son ex-mari. Il la rattrape et s’excuse en admettant le fait qu’il a couché avec d’autres femmes depuis leur séparation. En réalisant qu’il a fait l’amour avec neuf femmes différentes, il dit à Emily qu’il essayait de passer à autre chose, mais que c’est elle qu’il aime. Qu’elle la seule qu’il ait jamais aimée. Ces répliques bien senties apaisent un peu Emily qui se détend. La situation semble donc s’améliorer dans le bon sens pour le personnage masculin.
L’enseignante intervient alors en répétant une phrase que Cal a prononcé pour la séduire. Cette phrase — « tu es la combinaison parfaite de sexy et de mignonne » — est une phrase qu’il disait à sa femme. Plutôt que de relancer la dispute, cette réplique la conclut. Emily est dégoûtée du comportement de Cal et part. La pluie arrive juste au moment où la voiture d’Emily quitte le plan. Les autres parents présents partent se couvrir dans l’enceinte du collège, Cal se retrouve alors seul sur le parking. La pluie vient donc renforcer l’effet de la solitude. Le pathos de la situation et les erreurs commises par Cal sont dédoublés. La pluie a un effet catalyseur en renforçant le sentiment d’isolement du héros. Même si Cal a fait des erreurs et s’est comporté en lâche, en concluant la séquence de cette manière, les réalisateurs nous placent à ses côtés pendant cette épreuve. Nous sommes en empathie totale avec lui, sans oublier une pointe d’humour en rappelant que ce motif est un cliché du cinéma. Cela n’empêche, le tout fonctionne.
Marine Moutot
Crazy Stupid Love
Réalisé par John Requa, Glenn Ficarra
Avec Steve Carell, Ryan Gosling, Julianne Moore
Comédie romantique, États-Unis, 1h58, 2011
Warner Bros Picture
Disponible sur Netflix
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