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Disponible jusqu’à début septembre sur Ciné+, le magnifique film de Mikhaïl Kalatozov Quand passent les cigognes est également visible sur Universciné et LaCinetek. En octobre 2019, le distributeur Potemkine a édité une version restaurée en 4K en DVD et Bluray.
En cet été où l’insouciance nous quitte peu à peu — changement climatique catastrophique, pandémie mondiale qui ne finit pas, montée du racisme — découvrir ou revoir un long-métrage comme Quand passent les cigognes nous rappelle que la beauté est dans le simple et l’humain. Nous vous donnons dix raisons de regarder ce chef-d’œuvre.
1941, Boris et Veronika s’aiment et vont se fiancer. Mais alors que la Seconde Guerre mondiale arrive aux portes de Moscou, Boris s’engage en promettant à Veronika de revenir.
1 — La mise en scène : moderne, efficace et inventive
Innovants pour l’époque, les mouvements de caméra reflètent à la perfection l’état d’esprit des protagonistes. La scène dans les escaliers où Boris monte à toute vitesse pour revoir un dernier instant Veronika, les fuites en avant de Veronika dans la neige qui souhaite quitter à jamais la situation intenable dans laquelle elle se trouve, tout est vif et dense.
L’une des plus belles séquences d’ouverture se trouve dans ce long-métrage. Nous y voyons Boris et Veronika dans les rues de Moscou au petit matin. Le silence de la ville qui dort donne un sentiment de légèreté et d’insouciance au couple.
Le chef opérateur Sergueï Ouroussevski sublime également les visages grâce à la lumière et aux gros plans. Très utilisés dans le muet, les gros plans sur des visages inquiets ou meurtris fonctionnent ici et mettent en avant leur détresse ou leur quiétude.
2 — Les prouesses techniques
La mise en scène de Mikhaïl Kalatozov est rendue possible grâce à des mouvements de caméra originaux qui se révèlent être de réelles prouesses techniques. L’une des séquences les plus impressionnantes, encore pour aujourd’hui, est quand Boris monte en courant les escaliers. Une caméra reste à sa hauteur durant toute l’action donnant l’impression que nous faisons corps avec lui. Un panoramique de 360 degrés est réalisé tout en montant. Claude Lelouch a filmé le tournage de ce moment dans son court-métrage, tourné illégalement en 1957, « Quand le rideau se lève ». Les studios Mosfilm ont construit un support où une nacelle était attachée, qui pouvait accueillir l’opérateur et quelques projecteurs.
3 — Les séquences de bains de foule
À deux moments, Veronika traverse une foule compacte à la recherche de Boris. Ces instants, à la fois durs et beaux, permettent au cinéaste soviétique d’exposer plusieurs manières de voir le départ des hommes à la guerre ainsi que leur retour, mais également le nombre de personnes touchées par la guerre. À travers ces bains de foule, l’intime traverse l’universel et l’humain. Les émotions sur les visages racontent plusieurs petites histoires prises à l’arraché. Tout en laissant le visage de Veronika se détacher de la foule.
4 — Le respect du personnage féminin
Dans la séquence imagée où Marc viole Veronika, le cinéaste fait comprendre l’horreur de l’action, mais ne le montre pas. Alors que des bombes tombent sur la ville, que la violence de la guerre intervient directement dans l’espace intime du foyer, Veronika qui vient de perdre ses parents souhaite mourir et refuse d’aller au métro, un espace protégé. Marc reste avec elle. Les fenêtres explosent, les rideaux s’agitent dans le vent et Veronika s’effondre dans les bras de Mark, faible et sans défense. Mais quand il lui déclame son amour, elle se réveille et refuse. Elle crie non et le gifle à plusieurs reprises. Le protagoniste masculin refuse d’attendre son refus et la porte inconsciente jusqu’à la chambre. Il marche sur les bouts de verre, le son du verre sous ses pieds créant un effet inquiétant, le visage de Veronika endormie en superposition. Elle se réveille et écarquille les yeux d’horreur. Nous comprenons l’acte horrible qui vient de se produire et le récit s’efforcera de montrer les conséquences et son évolution sur la jeune femme.
Dans une autre séquence, alors qu’elle est mariée à Marc et est infirmière, un jeune soldat reçoit une lettre de sa fiancée qui s’est mariée à un autre homme. Pour qu’il arrête de se morfondre, le médecin — également père de Boris — lui dit que cette femme n’est pas digne de lui et que lui, un héros de guerre trouvera mieux. En arrière-plan, Veronika se décompose devant le portrait à charge de femmes qui se sont mariées aux planqués. Elle quitte précipitamment la salle et dans une magnifique séquence où elle court dans la neige de manière effrénée, la caméra la suit et capte son énergie et sa détresse. Son amour pour Boris est toujours intact et son mariage avec Marc n’est qu’un leurre. Cette scène, comme d’autres, nombreuses dans le film, expose les sentiments meurtris de l’héroïne. Impossible de ne pas comprendre ce qu’elle ressent et vit.
5 — Les interprètes
Le casting de Quand passent les cigognes mérite également que l’on s’arrête dessus. L’interprétation de Veronika doit beaucoup à l’actrice Tatiana Samoïlova qui fut l’une des plus grandes actrices soviétiques de son temps. C’est son rôle dans Quand passent les cigognes qui la révèle au monde. Elle joue par la suite dans un autre film de Mikhaïl Kalatozov (La Lettre inachevée, 1960) et incarne Anna Karénine dans le long-métrage éponyme d’Alexandre Zarkhi en 1967. Assez rare, elle marque l’histoire du cinéma par sa finesse.
Avant de tourner Quand passent les cigognes, l’interprète de Boris, Alexeï Batalov a joué dans de nombreux films et était déjà connu en URSS. En 1954, l’ensemble du casting d’Une grande famille de Iossif Kheifitz reçoit les prix d’interprétations féminines et masculines au Festival de Cannes. Il est également réalisateur de trois longs-métrages, difficiles à trouver en France.
Beaucoup plus installé, Vassili Merkouriev, qui incarne le père de Boris, est nommé artiste du Peuple d’URSS en 1960. Acteur prolifique, il a notamment joué dans Glinka de Leo Arnchtam, présenté en Compétition au Festival de Cannes en 1946, Bataille de Stalingrad de Vladimir Petrov (1949) ou encore Récit des années de feu de Ioulia Solntseva, prix de la Mise en scène au Festival de Cannes 1961.
6 — La multitude de récompenses : de New York à Moscou en passant par Cannes et Vancouver, le film a conquis le monde
Faire la liste des nombreux prix du film ne serait pas forcément le plus judicieux — d’ailleurs l’ouverture du générique commence par cela. Mais voici quelques prix que Quand passent les cigognes a reçu.
En 1958, le film reçoit la consécration ultime, la Palme d’or au Festival de Cannes pour « son humanisme, pour son unité et sa haute qualité artistique ». Cette Palme méritée fut accompagnée par le prix spécial du Ier Festival cinématographique de l’URSS à Moscou; la Mention du Ier festival annuel à Vancouver et le Prix Selznick du meilleur film étranger de l’année aux États-Unis. Un beau curriculum vitæ pour un magnifique chef d’œuvre.
7 — L’histoire : universelle et touchante
Adapté de la pièce de Viktor Rozov, Éternellement vivants (1943) écrite pendant la Seconde Guerre mondiale, le film raconte le désespoir, la guerre — sans la montrer — et la détresse d’un peuple devant l’horreur et la privation. Mais plutôt que de se baser sur une histoire purement soviétique et communiste, le cinéaste filme un récit que tous et toutes peuvent comprendre.
Dès l’ouverture, ce qui marque et touche est l’insouciance de la jeunesse incarnée par Boris et Veronika. Au petit matin dans les rues, ils courent main dans la main et regardent passer au-dessus d’eux un vol de grues qui indique le chemin dégagé de l’avenir. Ils sont heureux et généreux. Leur légèreté et leur amour transforment la ville et la vie. Pourtant très vite la guerre qui frappe à leur porte peut représenter n’importe quelle guerre. C’est un moment de l’histoire qui coupe les ailes de l’avenir pour figer dans le temps le destin de millions de personnes. Aujourd’hui cet acte résonne encore au plus fort. Les champs de guerre ne sont d’ailleurs pas montrés, mais l’inhumanité repose ailleurs : dans les gestes du quotidien, à l’hôpital au milieu des blessés — où le dramaturge Viktor Rozov a écrit sa pièce — dans les visages, dans les endroits exigus. L’injustice et la tromperie continuent bien évidemment à faire partie du quotidien, mais il prend une forme plus insidieuse, plus fourbe. L’humanité ressort également dans la séquence finale que Claude Lelouch considérait comme l’une des plus belles du cinéma. Et comme l’a dit également dit Isabelle Huppert dans l’ouvrage Chroniques et critiques (Matthieu Gosztola, 2018) il est possible de « pleurer et de sourire dans le même plan ».
8 — Un cinéaste soviétique
Mikhaïl Kalatozov est né en Géorgie en 1903 — à l’époque de l’Empire russe. Après avoir fait des études d’Art à Leningrad, il est acteur avant de devenir réalisateur. Outre Quand passent les cigognes qui le fait connaître à l’international, il réalise une dizaine d’œuvres de fiction et sept documentaires, dont La Lettre inachevée qui est présentée au Festival de Cannes en 1960. Son autre œuvre phare, qui fut oubliée avant d’être redécouverte dans les années 1990, est Soy Cuba (1964). Le film raconte l’histoire du renversement du gouvernement de Fulgencio Batista par Fidel Castro durant la révolution cubaine. Ce long-métrage montre également des prouesses techniques (plans-séquences, caméra immergée, travelling aérien…) et raconte un moment historique du communisme.
9 — Le symbole du dégel de l’URSS
Réalisé dans un esprit nouveau, moins patriotique, Quand passent les cigognes représente le dégel de l’URSS. L’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev amorce l’assouplissement du régime soviétique. Fini les histoires patriotiques binaires, les propagandes staliniennes, avec ce long-métrage Mikhaïl Kalatozov montre un récit qui s’intéresse avant tout à l’humain. Quand passent les cigognes porte ainsi peu de référence au régime de l’URSS, mais plutôt aux valeurs de partage, d’entraide et de liberté chères au communisme originel.
10 — La musique
Quand passent les cigognes réussit à utiliser avec pertinence de la musique et des silences. Les dialogues ont été doublés après le tournage et les sons sont donc choisis avec intérêt pour reconstruire une ambiance et donner de l’épaisseur à l’image. Que ce soit l’ouverture, les bains de foule ou les moments où Boris est à la guerre, tout est fait avec attention pour nous décrire une émotion. Il y a par conséquent peu de musique, mais le compositeur, Mieczysław Weinberg, s’il est peu connu à l’international, parvient à s’inscrire dans le récit. D’origine polonaise, ce fut un artiste très prolifique puisqu’il laisse à la fin de sa vie plus de 500 compositions. Si le nombre n’est pas toujours preuve de talent, le compositeur Mieczysław Weinberg prouve que parfois si. Il donne au film une dimension spirituelle et une élégance qui font que Quand passent les cigognes est une réussite.
Marine Moutot
Quand passent les cigognes
Réalisé par Mikhaïl Kalatozov
Avec Tatiana Samoilova, Aleksey Batalov, Vasili Merkuryev
Guerre, Drame, Romance, URSS, 1957, 1h37
Potemkine Films
Disponible à la location sur Universciné, LaCinetek, Ciné+