[CRITIQUE] Aftersun

Temps de lecture : 5 minutes

[Cette critique contient des spoilers]

Le film s’ouvre sur une supposition : on y devine l’ombre d’une jeune femme regardant une cassette vidéo datant des années 90, qui semblent regrouper des souvenirs de vacances d’été. Sur cette VHS, un jeune homme, Calum, 30 ans. Il s’agit du père de la petite fille qui filme, Sophie. Puis, on plonge dans leurs vacances, dans la mer Méditerranée. On les suit lors de leurs excursions, pendant leurs après-midis oisives et ensoleillées. Cependant, quelque chose cloche. Tout n’est pas si simple, si doux. 

Ce film est un coup de soleil. Il ne fait pas mal tout de suite. C’est une fois rentré que l’on se rend compte que la douleur se réveille. 

Pendant les vingt premières minutes, on se demande ce qu’on fait là. Est-ce que tout le film sera comme ça ? Un peu décousu, très visuel, sans réels rebondissements… ? On s’attendait à un film de vacances, plein d’amour et de tendresse. Et puis, les indices commencent à s’empiler et on se rend compte que c’est là que réside toute la subtilité du premier long métrage de l’écossaise Charlotte Wells. 

Comment filmer l’ennui ? L’inaction ? Le vide ? Réponse : il suffit de filmer la dépression. La réalisatrice nous montre de la manière la plus authentique possible comment la maladie se manifeste, comment elle se propage, quelles séquelles elle laisse sur son passage. Tout cela grâce à un procédé très simple : filmer le “rien”. Le “rien”, c’est : pas d’émotions, pas de réponses, pas d’échanges, pas d’issues. Et c’est ce que les acteurs dépeignent avec une justesse crue. 

Dans le rôle de Calum, on retrouve Paul Mescal, révélé dans la mini-série Normal People (2020) et nommé aux Oscars 2023 pour l’interprétation de ce père attachant. À ses côtés, Sophie (Frankie Corio), cette fillette de 11 ans, est l’allégorie de l’innocence et de l’insouciance. Ce duo nous emmène en Turquie, dans un hôtel du bord de mer. Le fait que nous ne voyons pas les personnages dans leurs environnements habituels brouille les pistes. Comme chacun sait, notre vie, nos habitudes, nos comportements changent lorsque nous sommes loin de chez nous. Ici, c’est pareil. Nous ne savons pas à quoi ressemble leur vie de tous les jours, la décoration de leur maison, comment ils occupent leur journée. Aftersun nous propose un échantillon, un état des lieux à un instant donné. Ce manque d’informations permet d’ancrer le récit dans une bulle, une parenthèse qui nous éloigne de la véritable identité des personnages. Cela permet aussi de délimiter l’histoire ; on sait que ces moments ont une durée limitée. Aussi, cela accentue le fait que la dépression, elle, nous suit dans nos valises, peu importe où nous allons.

On comprend rapidement que Calum a l’habitude d’emmener Sophie en vacances, qu’il ne vit plus avec la mère de sa fille, que sa vie professionnelle semble instable – mais sans preuve, on s’en tient aux indices que le jeune père nous laisse. Calum s’occupe bien de sa fille. Il fait attention à elle, même s’il lui laisse beaucoup d’autonomie. Il est investi mais parfois ailleurs, comme s’il se laissait vivre sans trop y faire attention. Sophie quant à elle, profite de ses vacances. Elle fait de nouvelles rencontres, découvre les premiers émois amoureux, pas toujours évident. Un décalage semble se créer entre les deux. Ce décalage est d’ailleurs visible grâce au traitement de l’eau. Lorsque Sophie se baigne, la mer est claire, elle brille avec les rayons du soleil. Mais les plans où Calum est dans l’eau, semblent plus sombres, plus flous. Il y a beaucoup de scènes où la palette chromatique diffère selon les personnages : Sophie est entourée de couleurs chaudes et Calum de couleurs froides. Et puis, tout bascule lorsqu’après une journée piscine, Sophie déclare qu’elle se sent triste. Sa journée était tellement bien que, le fait qu’elle se termine, la plonge dans un état mélancolique. Un simple plan sur le regard de Calum nous fait immédiatement comprendre ce qu’il pense : “J’ai peur qu’elle ressente la même chose que moi”, et c’est à ce moment-là que nous commençons à voir le film avec un prisme plus sombre. 

Un déblocage s’opère. Et si ce film était plus profond qu’il n’y paraît ? Et si on essayait de nous faire comprendre quelque chose de plus morose, même avec des plans sur une piscine, le bruit des vagues, et la chaleur de la photographie ? Et puis on se souvient des indices disséminés au fil du film. Tout est dit sans le dire. Tout est vu sans être filmé. Tout est caché mais à la vue de tous. On ne compte plus les plans où les personnages sont seuls dans le cadre, mettant en avant une solitude des plus banales. Lors des scènes de dialogues (peu nombreuses), il y a rarement de champ-contre-champ entre les protagonistes, comme si les personnages ne se parlaient pas. Cela donne l’impression que nous regardons dans le vide. Ce procédé accentue la notion de décrochage, de déconnexion de la réalité et va de paire avec les incohérences dans le comportement de Calum qui commencent à s’accumuler. La tension monte crescendo mais toujours en restant subtile comme sur le fil du rasoir. Il faut dire que le film repose sur une émotion diffuse plutôt que sur de grandes scènes mélodramatiques. 

Calum, qui semblait si ravi de partager des moments avec sa fille, commence à s’éloigner voire même à l’abandonner. On s’enfonce encore un peu plus dans le noir lorsqu’il arbore un visage sans expression pendant que sa fille se retrouve à devoir chanter seule Losing My Religion au karaoké car il refuse de l’accompagner (alors que c’est leur rituel). Attardons-nous d’ailleurs sur la bande originale. Elle est composée de titres qui évoquent la solitude et la déception : Losing My Religion (R.E.M) ; Under Pressure (David Bowie et Queen) ; Blur (Tender)… Tout est dit. Les personnages sont constamment en tension. Tout peut basculer d’un instant à l’autre, mais nous ne savons pas de quel côté – ou nous ne souhaitons pas le savoir. En effet, ce qui nous semblait être des paroles en l’air étaient en réalité des alertes sur le sujet de fond du film. Mais lorsque Calum déclare : “Je ne me vois pas à 40 ans, je ne pensais même pas arriver jusqu’à 30”, au détour d’une brève conversation, on sait que nous avons atteint un point de non-retour dans la lecture du film.

Avec un montage de fin qui mêle le passé et le présent, la violence et la tendresse, la peur et le rejet, tout fait sens. Ponctué par un dernier plan qui nous fait regretter de ne pas avoir profité davantage des bons moments et des après-midis au bord de l’eau, on ne peut s’empêcher de se demander – nous aussi – ce qu’on a raté. Si d’autres signaux étaient juste là sous nos yeux. Mais après tout, nous avons vécu l’histoire à travers les yeux de Sophie, 11 ans, il est normal que tout ne soit pas limpide et évident. Nous partageons donc son impuissance d’une manière si pure.

Lauréat du Grand Prix au Festival de Deauville ; présenté à Cannes en 2022 à la Semaine de la critique et gagnant de plus de 40 prix à travers le monde, Aftersun est une claque cinématographique de par le décalage entre sa simplicité esthétique et son sujet.

Déborah Mattana

Aftersun
Réalisé par Charlotte Wells
Avec Paul Mescal, Frankie Corio
Drame, Royaume-Uni, Etats-Unis, 2022, 1h42
Condor Distribution / MUBI 
En salles – 1er février 2023

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

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