[CRITIQUE] River of Grass

Temps de lecture :  4 minutes

Cozy habite dans une maison à Miami, coincée entre ses enfants et son mari. Alors que la vie s’écoule lentement, elle rencontre Lee, un jeune homme sans emploi qui possède une arme à feu. C’est l’occasion pour elle de commencer à vivre…

Pour son premier long-métrage, la cinéaste américaine Kelly Reichardt raconte l’histoire de jeunes trentenaires paumés qui ne savent pas ce qu’ils veulent faire de leur vie. Ils sont bloqués dans un entre-deux : à peine sortis de l’adolescence, mais pas encore des adultes. Le thème de la fuite est central : dès la scène d’ouverture, un train passe rapidement à l’arrière-plan. Cette histoire est un road-movie qui ne démarre jamais. Bonnie and Clyde des plus originaux, la revue Trafic le désigne même de « road-movie sans départ, de polar sans meurtre et de love story sans histoire d’amour », et c’est exactement ce qu’est River of Grass. Le film surprend en permanence et arrive, en partant de peu, à nous rendre les personnages attachants. Les deux protagonistes sont aux antipodes l’un de l’autre : elle, est une femme solitaire, fuyant sa famille, et souhaite aller de l’avant ; lui, un grand ado dans l’attente, veut aussi partir, fuir sa mère, mais il stagne et revient toujours vers son ancienne maison. 

L’absence de relation construite entre les personnages permet aux spectateur.rice.s de s’identifier et de s’interroger sur leur devenir, leurs pensées et leurs motivations. Jamais au grand jamais, nous ne percevons quoi que ce soit de la psyché de ces êtres. Ils nous fascinent mais restent toujours un mystère. La cinéaste filme des corps qui se meuvent dans l’espace, plus que des protagonistes aux caractéristiques fortes. Si Cozy rêve de danser, c’est bien pour se libérer. Si Lee se tord dans tous les sens, c’est bien pour se faire oublier. Certaines scènes relèvent de la performance, presque burlesque : la manière dont Lee s’entraîne à voler son propre portefeuille ou quand ils se passent un joint avec leurs pieds. Le récit, par ailleurs, est extrêmement ironique dans sa manière de décrire les actions de ses protagonistes et, grâce à de nombreux running gags, l’humour conquiert le film. 

Le format même surprend. Le 4/3 évoque la photographie, le souvenir, les vacances, le passé et ramène à un autre thème du film : l’enfermement. Les personnages sont bloqués dans ce cadre et beaucoup de choses se passent dans le hors-champ. Les meurtres ne sont pas vus et ce sont pourtant eux qui sont le socle de la fuite. Pour Cozy, l’essentiel est ce qui n’existe pas, ce qui n’est pas montré, alors que ce qui est réel — ses enfants, son mari, sa maison — n’a aucune importance à ses yeux. Peu à peu, l’étouffement qui enserre Lee et Cozy nous atteint, nous faisant comprendre d’autant plus vivement la critique sociale de l’Amérique que renferme River of Grass : Miami et les Everglades sont une carte postale dont les personnages veulent fuir à tout prix — fuir le carcan individualiste du rêve américain. Ce rêve est d’ailleurs contrebalancé en permanence par des inserts de photographies de crimes, qui donnent une dimension réelle au monde illusoire dans lequel vivent Cozy et Lee — le père de Kelly Reichardt était photographe de scènes de crime comme le personnage du père de Cozy. 

Si River of Grass peut sembler être, au premier abord, une comédie assez légère, il s’agit en réalité d’un premier film ambitieux qui montre la face cachée de l’Amérique. De plus, il resplendit par l’inventivité de sa forme. Heureusement que Splendor Films a déniché cette pépite jusqu’alors oubliée pour la révéler 25 ans après sa sortie américaine !

Manon Koken et Marine Moutot

River of Grass
Réalisé par Kelly Reichardt
Avec Lisa Bowman, Larry Fessenden, Dick Russell
Drame, États-Unis, 1994, 1h14
Splendor Film
Disponible sur OCS

Publié par Phantasmagory

Cinéma - Série - VR

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :