[INTERVIEW] Louda Ben Salah-Cazanas

Temps de lecture : 8 minutes 

Après un court-métrage remarqué au Festival de Clermont-Ferrand en 2020, Genève, Louda Ben Salah-Cazanas a réalisé son premier long-métrage, Le Monde après nous.

Dans ce film, nous suivons Labidi (Aurélien Gabrielli) qui rêve d’écrire un roman. Vivant de petits boulots à Paris, il rencontre Élisa (Louise Chevillotte), dont il tombe amoureux. Ils décident d’emménager ensemble. Déjà en difficulté financière, c’est pour Labidi, le début des galères et d’une remise en question.

Le Monde après nous a été sélectionné à la Berlinale dans la compétition Panorama.

TWAU_Louda Ben Sala-Cazanas_crédit Les Idiots
Crédit photo : Les Idiots

Pouvez-vous nous expliquer la genèse du projet ? 

Cela vient de ma rencontre avec ma femme. Nous nous sommes retrouvés dans une situation qui était à peu près similaire, voire plus dure à des moments. C’était un moyen de faire un cadeau à ma femme, après toutes les difficultés que nous avons eues pour nous en sortir.

D’un point de vue plus cinématographique, les récits initiatiques d’accomplissement sont très souvent traités à rebours. Par exemple, Synonymes, que j’ai découvert quand j’ai eu l’idée de faire mon film, est le troisième long-métrage de Nadav Lapid. Et même si c’est un très grand réalisateur, je sentais qu’il y avait une certaine mélancolie. J’étais assez frustré de cela. Je ne sentais pas le mouvement d’urgence de ce qu’il avait dû vivre quand il est arrivé en France. Je voulais donc faire un film anti-mélancolique. Je me disais : je suis dedans et c’est difficile. À quoi cela sert-il de le faire plus tard ? J’avais le sentiment que j’aimerais que quelqu’un me parle de ce qu’il est en train de vivre, ce que la littérature permet beaucoup plus que le cinéma – qui est une machine énorme et cela prend du temps de faire des films. Et pour être tout à fait honnête, je suis encore dedans aujourd’hui.

Il y a effectivement une urgence dans votre film. 

On écrivait le scénario au fur et à mesure qu’on tournait. Le film a été tourné dans l’urgence. Le producteur m’a dit que c’était un film qui parlait de ma situation actuelle, de maintenant, qu’il ne fallait pas attendre et nous l’avons donc fait avec un budget très serré. Et il a eu raison, cela a insufflé une vraie énergie dans le projet, nous n’étions que cinq dans l’équipe technique. C’était dur, mais tout le monde était concerné.

Et cela se ressent dans l’écriture et dans la mise en scène.

Pour la mise en scène nous n’avions pas de matériel du tout. C’était avec les moyens du bord. Nous n’avions pas de quoi faire des travellings. Je tenais très fortement à la mise en scène de l’espace. Ça été le plus compliqué, sachant que nous étions la plupart du temps caméra à l’épaule dans des lieux très petits. Parce que, par exemple, le 9m2 était l’appartement d’Aurélien. Il fallait réfléchir à des astuces pour que les spectateurs puissent sentir l’espace, comme compter les pas dans la pièce. C’était un film à la première personne, donc on était collé à lui [Aurélien Gabrielli]. Il fallait ressentir ce qu’il ressentait. Si nous ne sentions pas le lieu, si nous ne comprenions pas ce qui l’entourait, cela ne pouvait pas marcher.  

Dans votre court-métrage précédent, Genève, vous parliez également du manque d’argent. C’est important pour vous cette dimension sociale dans vos œuvres, en plus que cela soit lié à votre vécu ? 

Il n’y a que le point de départ qui est personnel, j’ai essayé de m’en éloigner le plus possible, par pudeur et pour respecter notre vie privée. Le social est quelque chose qui me touche beaucoup. Je viens d’une famille qui ne connaît pas le cinéma et qui n’a pas beaucoup d’argent. Petite anecdote, le jour où j’ai été sélectionné au festival de Berlin, j’ai eu une réponse pour un travail. Quand j’ai annoncé Berlin à mes parents et qu’on était trop heureux, ils m’ont demandé si j’avais eu le CDI également. [rires]

Je vais être peut-être un peu cru, mais souvent quand le cinéma français traite de la misère et du prolétariat, il le fait de manière misérabiliste. Je suis issu d’un milieu assez pauvre et les souvenirs que j’en ai sont très drôles. On riait beaucoup. Ce n’était pas tout le temps de la sueur au front et pourtant c’est quelque chose qu’on met plus en avant dans les films français. Comme si tout était horrible. Ça peut l’être d’un point de vue extérieur, mais cela peut-être également joyeux de l’intérieur.

Donc ce sont des choses qui me tiennent à cœur parce que je suis un transclasse, ce qui est très violent. Le social et la précarité — il en existe plusieurs formes — sont au cœur du film, mais c’est dévié. Ce n’est pas montré de manière frontale. C’est le milieu dans lequel on baigne. Je crois beaucoup à l’héritage, au déterminisme social. On dit ce que l’on peut avec ce que l’on a. 

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Il y a justement une place importante, dans votre film, pour les noms de famille et l’origine. C’est par exemple le père de Labidi qui a pris le nom de famille de sa femme, est-ce important pour vous ? 

Mon nom est Louda Ben Salah-Cazanas — j’ai également pris celui de ma femme quand je me suis marié — et personne, quand on me voit, pense que j’ai des origines tunisiennes. Je suis français, jusqu’à ce que je dise mon nom. Puis je suis tunisien, mais je ne suis pas tunisien non plus puisque je ne parle pas l’arabe et que je vis en France. Il y a une forme de violence là-dedans. Je suis très influencé par le parcours de mes parents qui ont cohabité avec leurs deux religions. Ma mère est catholique et mon père est musulman, donc nous avons eu deux éducations, même si aujourd’hui je suis athée. Comme pour le transclasse, avec le métissage, nous avons l’impression de ne pas appartenir à grand-chose. On est trop français ou trop arabe pour être à l’un ou l’autre. 

Concernant le fait que ce soit le père qui ait pris le nom de son épouse, cela est plus d’un point de vue de la mise en scène, car je voulais retravailler avec Saadia Bentaïeb qui joue la mère. J’aime énormément cette actrice. Mais comme on voyait ses origines, j’ai décidé que le père serait français. Ce qui m’intéressait au niveau du scénario, c’était aussi la circulation de l’amour. C’est un choix inconscient, mais c’est plus fort que le père ait pris le nom et la religion de la mère. Alors que d’habitude, c’est plutôt l’inverse. Je l’ai écrit en pensant à la notion de l’amour qui est une forme de sacrifice, d’abandon de soi pour l’autre. Ce que fait beaucoup Labidi dans le film, un peu maladroitement. Ce qui m’intéressait était la diffusion de l’amour, comment on aime, plutôt que l’héritage national. 

Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec Aurélien Gabrielli, l’acteur principal de Le Monde après nous. Comment êtes-vous venu à collaborer avec lui ? 

Je l’ai découvert dans Quand je ne dors pas (Tommy Weber, 2014). Et il était extraordinaire. Comme nous avions beaucoup d’amis en commun, je l’ai contacté en lui disant que j’avais écrit un film pour lui et il m’a dit : « okay ». Et depuis, tout ce que j’écris, je l’écris pour lui. La collaboration a commencé tout simplement comme ça. C’est la première fois que nous faisons un long-métrage ensemble, donc il y avait aussi des moments de tension. Mais cela n’empêche pas que j’écris mon prochain film pour lui. J’ai beaucoup de mal à faire autrement car il y a une force que je n’ai jamais vue ailleurs chez un comédien que j’ai dirigé. Il est capable d’exercer plein de tons en même temps. Ce qui était complexe dans Le Monde après nous, c’est qu’il y a plusieurs genres : c’est un drame et en même temps c’est de la comédie, à d’autres moments il y a du suspense où il doit être malin. Et Aurélien a cette force-là. Sans forcément jouer, c’est quelque chose qu’il a en lui. Il arrive à mettre beaucoup de personnel pour ne pas tomber dans le pathos ni en faire des tonnes. Il navigue vraiment entre les genres. J’aime beaucoup le cinéma coréen pour cela. Ils ont des comédiens impressionnants. 

Est-ce que vous pouvez revenir sur votre parcours ? Justement, comment êtes-vous arrivé au cinéma ?

J’ai fait des études de Sciences politiques. L’élément déclencheur a été un stage à Libération en critique et cela s’est très mal passé. Je n’étais vraiment pas bon. Il y a deux personnes là-bas qui m’ont beaucoup aidé, dont une qui m’a permis de rencontrer le scénariste Gilles Marchand (Harry, un ami qui vous veut du bien, Dominik Moll, 2000). Nous nous sommes bien entendus et il m’a pris sous son aile. Il m’a formé, appris à faire des films, parce que je débarquais même si j’avais toujours eu envie de faire du cinéma. Mais je ne savais pas par où passer ni comment faire. C’est comme cela que j’ai mis le pied dedans. 

Concernant votre scénario, comment avez-vous fait pour l’écriture du livre que le personnage lit vers la fin ? 

J’ai travaillé avec Abdellah Taïa (Un pays pour mourir, 2015 ; La Vie lente, 2019) sur les parties littéraires du film car je voulais que cela soit crédible pour qu’on se dise que Labidi a du talent. Il fallait une sensibilité littéraire que je n’avais pas. Le producteur Olivier Capelli, qui connaissait très bien Abdellah, m’a fait lire ses textes. Je me sens proche de son écriture. Puis cela a été simple, j’avais maquetté les textes et on les a envoyés à Abdellah qui les a retravaillés de son côté. Il a écrit les textes très rapidement. J’ai seulement reformulé quelques passages car il y avait des choses auxquelles je tenais. Mais c’est son génie littéraire que l’on entend dans le film. C’était nécessaire, pour la crédibilité du personnage et du film, que la seule fois où l’on entend son écriture, le texte soit fort et que chaque mot soit pensé. Le texte était à ce moment-là plus fort que l’image. 

D’où vient le titre de votre film ?

C’est un grand débat. Un matin, je me suis réveillé avec cela en tête pour le titre du livre. J’aimais beaucoup, car il y avait plusieurs significations possibles. Le monde après nous : celui qu’on va laisser, si l’on partait. Le monde, après nous — en ajoutant la virgule — : on se serre les coudes, c’est nous avant les autres, on s’entraide. Il est possible d’y voir une idéologie de droite, alors je n’assume pas du tout cette version du titre. Mais c’est l’idée que ce titre pouvait dire beaucoup de choses comme ne rien dire. Cela fait très phrase-valise. Je me suis dit que cela fonctionnait avec l’ambiguïté du personnage, de raconter là où il voulait être. Après nous cherchions un titre au film un peu différent et il s’est imposé comme le titre du film. Cela nous semblait cohérent. Le film raconte la naissance de ce livre et nous avons esquissé à la fin l’idée qu’une fois l’ouvrage publié, il n’y a rien qui change. Il y a une sorte de perte de l’innocence : j’ai réalisé mon rêve, mais qu’est-ce qu’il y a de différent maintenant ? Finalement rien. C’est donc logique que ce soit aussi le titre du film.

Avez-vous un distributeur en France ? 

Non. Nous avons peur que le film sorte à l’étranger avant la France. Le producteur travaille beaucoup dessus. Nous avons eu des distributeurs intéressés, mais à cause de la fermeture des salles, le stock de longs-métrages qu’ils ont à sortir ne leur permet pas d’investir sur un nouveau film déjà terminé. C’est un premier film avec des acteurs inconnus, sur une histoire un peu banale au premier abord et difficile à identifier. Mais même si c’est compliqué, le film va sortir en salles. 

Vous êtes en cours d’écriture de votre prochain projet, est-ce que vous pouvez en dire quelques mots ?

C’est encore naissant, nous sommes à l’étape du traitement. Je travaille en général avec un coauteur qui s’appelle Rémi Bassaler (Invisible, 2016). Le prochain film est le chemin inverse d’un Monde après nous, même s’il va y avoir un personnage central fort — que j’écris pour Aurélien [Gabrielli], même si je ne lui ai pas encore proposé. C’est l’histoire de quelqu’un qui a de l’argent et qui fait le choix du déclassement parce qu’il devient complotiste. Il y a toujours un côté comique, mais le drame est plus violent. La chute est plus dure. Cela va être également très social, car nous allons vraiment voir les différentes classes sociales qui s’opposent.

Propos recueillis par Marine Moutot pendant la Berlinale 2021

Merci Louda Ben Salah-Cazanas d’avoir répondu à mes questions et à Anne-Lise Kontz de Stray Dogs d’avoir rendu l’entretien possible.

Retrouvez notre critique du Monde après nous découvert pendant le deuxième jour de la Berlinale.

Publié par Phantasmagory

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