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James Ballard, producteur de films publicitaires, et sa femme Catherine mènent une vie sexuelle très débridée. Suite à une grave collision avec le docteur Helen Remington ayant entraîné la mort de son mari, James se lance dans l’exploration des rapports étranges qui lient danger, sexe et mort. Grâce à leur rencontre avec Vaughan, un étrange photographe fasciné par les accidents de la route, le couple Ballard va finir par trouver un chemin nouveau mais tortueux pour exprimer leur amour.
Adapté du livre de J.G. Ballard paru en 1973 et présenté en compétition officielle au Festival de Cannes de 1996, Crash de David Cronenberg obtient le Prix Spécial du Jury pour son audace, son sens du défi et son originalité. Ce film d’un des plus importants réalisateurs du cinéma contemporain ressort en salles le 8 juillet dans une version restaurée en 4K, par Carlotta Films. C’est le film passionnant d’un auteur sans concession qui a créé une oeuvre très intéressante, personnelle et singulière sur le corps, son rapport, son travail et sa représentation. Le corps apparaît comme une chose étrange, c’est un organisme corporel fascinant dans son fonctionnement et par sa composition d’une multitude d’organes. Il est puissant et mystérieux depuis son extérieur (la peau), ses orifices qui lui permettent de pénétrer (le sexe), jusqu’à son intérieur (les entrailles). David Cronenberg réalise des films extrêmement différents les uns des autres. Un de ses films les plus connus La mouche (The Fly, 1986) montre le corps humain comme un corps animal. Juste avant Crash, M. Butterfly (1993) traite de l’ambiguïté entre le corps masculin et féminin. Son suivant, eXistenZ (1999) montre des corps organiques servant à la création de jeux vidéos.
Dans Crash, les voitures sont aussi bien des prolongements ou des prothèses du corps humain qu’un second corps. Le corps devient une carrosserie, des carcasses que l’on peut abimer, des épaves que l’on peut déchiqueter ou ouvrir comme des entrailles. Dans cette société, le corps est en perpétuelle représentation. C’est une société en constante recherche de jouissance, en recherche d’un autre corps pour accentuer au maximum les sensations fortes et sexuelles, jusqu’à ne plus savoir où s’arrêter dans cette démarche et aller jusqu’à la démence. Le délire dans ce film n’est pas traité dans le sens médical car il n’est pas traité dans du réel. Le film a un onirisme perturbant par sa lenteur, par ses travelling et panoramiques lents et doux, comme une sensation ou un sentiment de caresse avec la caméra. Cronenberg filme l’existence de la parole d’une manière douce, comme entretenue par une idée de désir sur le son, la façon de parler et la partition de Howard Shore (une musique électrique, sans variation sonore). Il n’y a à aucun moment éclat de voix ou cri, tout est intériorité, comme un voyage onirique.
Le regard de Cronenberg sur notre époque est violent. C’est une société de la possession où l’automobile est omniprésente. Un monde froid aux dominantes grises et bleues. Une société où le désir ne passe plus que par la jouissance et la possession. Les personnages ne peuvent plus obtenir de la jouissance si ce n’est dans une recherche violente et mortifère des sensations. Ils flirtent avec la mort en provoquant des accidents de voiture et en recréant des crash comme celui qui a tué James Dean.
C’est un film intense, définitif et dérangeant sur la sexualité d’aujourd’hui, sur ce qu’on cherche dans la réalisation du désir sexuel. Il montre la crudité de la sexualité et des passions (exhibitionnisme, échangisme, homosexualité, lesbianisme, fétichisme, sexualité à plusieurs). Il ne condamne pas, ce n’est pas un film moral mais philosophique. Il questionne ce besoin de sensation, par la connaissance de l’autre, par la mort et par l’acte sexuel. Le corps qui contredit la pensée par sa puissance et son exigence. En conflit avec l’esprit qui cherche sa place. L’esprit ne parvient plus à explorer, il est réduit face à un corps qui veut accentuer sa puissance, qui veut explorer ses possibilités, en recherchant les sensations fortes. C’est lui qui fait ressentir violemment et intensément les choses.
Crash est construit sans suspense, dans du présent permanent, il n’y a pas d’enjeu dramatique ou de futur. Il joue l’image et la densité, donne la priorité au plan qui ne donne pas son avis. On contemple et on regarde. On est dans une position de voyeurisme naturel car ce sont des plans de voyeurisme mais qui n’impliquent pas le désir ou l’excitation du spectateur. On ne fait que regarder. Le final n’offre pas de happy-end, ce n’est pas un traitement américain, il n’y a pas de fin hollywoodienne.
“Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour le corps est ici” (Michel Foucault, le Corps utopique, 1966)
Arthaud Barkovitch
Crash
Réalisé par David Cronenberg
Avec James Spader, Holly Hunter, Elia Koteas, Deborah Kara Unger et Rosanna Arquette.
Drame, Érotique, Canada, Britannique, 1h40
17 juillet 1996
Ressorti en salles le 8 juillet 2020
Excellent article, et très pertinente analyse de ce film plus que troublant. J’aime bien cette définition de l’amour par Foucault, néanmoins un peu trop sensuelle pour ce que dégage Ballard, voire le film de Cronenberg. Dans Crash, c’est comme si les corps étaient déjà morts, sortes de morts vivants suturés, cabossés et dépourvus d’affect. La mécanique devient alors objet d’ultime fantasme, le corps devenant machine, dépourvu d’âme. Des lors on comprend pourquoi le film tourne en boucle, jusqu’à l’accident fatal, le crash de trop. Il dit beaucoup de nos sociétés qui foncent droit dans le mur, ayant perdu l’essentiel : le lien vers l’autre.
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