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Depuis une dizaine d’année, Rag et son père vivent ensemble dans les bois. Un virus a décimé la population féminine : Rag est l’une des dernières de son genre. Son père n’a qu’un seul but : protéger sa fille.
Un père et sa fille allongés dans une tente. Le plan en plongée souligne leur proximité et leur intimité : les deux profils se font face, yeux dans les yeux, tandis que l’homme conte le sauvetage biblique par Noé. Dans cette version, la loi du plus fort règne : seuls les individus les plus puissants de chaque espèce ont été choisis. Mais alors que l’embarcation échoue à affronter vents et marées, c’est un autre esquif qui vient à son secours : l’Arche d’Art. Ainsi, l’intellect (la ruse, mais aussi la poésie – grâce à l’allitération, l’assonance et l’onomastique) prend le pas sur les muscles. Avec ce long récit, le cinéaste prend le temps d’introduire la force du lien entre père et fille. Les dialogues, essentiels dans cette relation, mettent en avant la complicité des deux êtres : les commentaires de l’adolescente évoquent maints moments de partage similaires. Avec ce conte anodin, le père offre à sa fille une croyance vitale car le monde a sombré. La sérénité qui se dégage de ce cocon familial et de cet échange est brisée par une remarque de l’enfant qui dévoile la catastrophe : un monde sans femmes.
Nous ne retrouverons jamais la sérénité initiale. Avec la sortie de la tente, la méfiance et le qui-vive du père gagnent rapidement le spectateur. C’est un monde menaçant que Light of my Life décrit depuis cette cellule familiale en errance. Malgré la vie qui continue – les livres à la bibliothèque, les bouderies enfantines, les explications maladroites de la sexualité -, le mouvement permanent de l’adulte est une fuite. Les différentes confrontations semblent lui donner raison : dès la première rencontre avec un vieil homme incrédule jusqu’à la dernière altercation avec des hommes venus de la ville pour récupérer Rag, la violence est sous jacente. La menace s’insinue jusque derrière les sourires avenants car le spectateur connaît le secret de Rag. Le jeu de Casey Affleck ne cesse de rappeler que le danger est réel. Seuls les moments d’échanges apportent du répit car les espaces sauvages comme les espaces civilisés soulignent la vulnérabilité des deux êtres : les plans d’ensemble dévoilent une nature sublime, impressionnante par ses formes et ses proportions – les bouleaux longiformes et les arbres biscornus débordent du cadre, les paysages pluvieux ou enneigés engloutissent les personnages et réhaussent leurs traces.
Le rythme lent du film se présente comme une évidence. Light of my Life fait partie de ces films de genre qui misent sur le réalisme et la tension davantage que sur l’action, en portant attention aux gestes de survie, au quotidien et à l’attente. Casey Affleck tire de son fil rouge les questionnements qui s’imposent. Si dans le monde sans homme inventé par Charlotte Perkins Gilman dans Herland (1915), la vie est harmonieuse et respectueuse, le monde sans femme imaginé par le cinéaste est dur, froid et cruel. Les rares femmes qui ont survécu au virus sont prisonnières et sans doute traitées comme des esclaves sexuelles – ce que le réalisateur préfère suggérer. Dans cette société patriarcale poussée à l’extrême, l’homme réifie la femme. Elle est réduite à ses fonctions primaires : assouvir les désirs des hommes et enfanter. Même lorsqu’il semble sympathique, l’homme participe de ce système : ainsi, si un jeune homme évoque ses bonnes relations avec des femmes, à qui il apporte des cigarettes, celles-ci n’en sont pas moins des prisonnières. Ce monde rude est celui où doit apprendre à vivre Rag. Pourtant, une autre relation aux femmes est évoquée. À travers de brefs flash-back, le père repense à la mère et revit sans cesse leurs derniers instants. Elle est celle qui lui donne le courage, l’exhortant à tenir bon alors qu’il est en larme, affirmant ne pas pouvoir tenir sans elle. Elle est celle qui possède la véritable force, morale, fondement de la société, qui, une fois privée de ces existences, s’est écroulée.
Avec son errance rythmée par les souvenirs de la mère décédée, Light of my Life n’est pas sans évoquer La Route, adapté par John Hillcoat en 2009. Dans les deux oeuvres, le danger qui pèse sur l’enfant régit le quotidien du duo. La nécessité de le protéger est d’autant plus impérieuse qu’il est l’ultime lien qui relie le père à la mère. Toutefois, le personnage de Light of my Life propose un contre-modèle au père de La Route. Préférant la ruse à la violence, il essaie de maintenir un semblant de normalité et incarne une autre masculinité, une autre paternité. Sensible, il favorise l’écoute et la communication, et refuse de fonder la relation sur des non-dits : les rencontres, les décisions, les réactions, tout est expliqué à l’enfant.
Pourtant, tout au long du film, toujours, il incarne la protection. Il ne dévoile sa vulnérabilité qu’à la fin, lorsqu’il pleure enfin, dans les bras de sa fille. En réalité, Light of my Life nous rappelle davantage le dernier film de Debra Granik, Leave no Trace (2018). La relation entre le père et la fille y est similaire, tant en ce qui concerne leur complicité que son développement. Alors que le personnage masculin évolue dans un film de survie, pour l’adolescente, il s’agit d’un récit initiatique. Petit à petit, l’autorité du père est questionnée. Dans Light of my Life comme dans Leave no Trace, cela passe par la confrontation avec l’Autre et avec le monde, desquels l’homme tente de l’isoler. Dans les deux cas, le doute s’insinue au contact de la civilisation. Chez Casey Affleck, malgré les confrontations, plusieurs rencontres amicales, un passage dans une ville, et l’évocation de communautés dans lesquelles vivent des femmes permettent de semer le doute quant à la justification des choix du père, sans pour autant donner une réponse claire. L’affrontement final est essentiel. Les rôles s’inversent : le père qui avait toujours promis d’être là pour la protéger devient la personne à sauver. Rag, en prenant les armes qu’il lui avait interdit tout au long du film, s’émancipe et prend les décisions par elle-même. Le fusil, arme phallique par excellence, et la balle qui transperce l’abdomen du père donnent à l’acte une dimension oedipienne.
Le force du film de Casey Affleck est de questionner sans affirmer. La place de la religion dans ce monde post-apocalyptique revêt la même ambiguïté. Si le personnage principal semble la rejeter, c’est là qu’il trouve refuge, que ce soit dans une église abandonnée ou auprès de trois frères. Le seul personnage digne de confiance se trouve être le plus dévot d’entre eux, celui dont le conseil directement tiré de la Bible – se laisser porter – prendra une résonance toute particulière à la fin. Grand-père installé dans la maison d’enfance du héros, il évoque la chaleur du cocon familial et la sécurité du passé. Mais ce monde ancien – comme l’Arche de Noé dans le conte de l’Arche d’Art – n’a plus sa place : le duo père-fille est rattrapé par la violence, et l’homme paisible disparaît.
Light of my life, malgré sa relation parfois lumineuse, est finalement plus pessimiste que ses prédécesseurs. Il se conclut par deux échecs : échec du contact social – trahison et massacre dans la maison d’enfance -, échec des tentatives du père pour préserver sa fille. Alors que La Route et Leave no Trace, en mettant fin à la relation père-enfant, proposaient à leurs jeunes personnages un retour à la stabilité (la famille mononucléaire dans le premier, une vie sédentaire dans une communauté accueillante dans le second), après un déchaînement de violence, la fin du film de Casey Affleck reste ouverte. Un choix intelligent, qui fait de Light of my Life un film qui marque durablement.
Johanna Benoist
Avec la participation de Manon Koken & Marine Moutot
Light of my life Réalisé par Casey Affleck Avec Casey Affleck, Anna Pniowsky, Elisabeth Moss Drame, Science-fiction, États-Unis, 1h59 12 août 2020 Condor Distribution
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